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posai à celles de mes orphelines dont l'éducation était achevée de me quitter et d'apprendre quelque métier, et je leur offris de leur donner ce que je pourrais. Elles parurent toutes très affligées de cette proposition; elles pleurèrent beaucoup, et m'exprimèrent le vœu que je restasse dans notre habitation jusqu'à ce qu'elle fût vendue. «Si vous la laissez déserte » dirent-elles, « elle se dégradera, et cela en diminuera la valeur; d'ailleurs, après avoir passé douze ans et quelques-unes même dix-huit ou vingt ans avec vous, comment pourrions-nous vivre sans vous!» Ce fut pour moi un moment bien pénible, et je vis alors que le seul moyen qui me restât était de vendre d'abord la ferme, et de se séparer ensuite. Aussitôt une porte parut s'ouvrir en ma faveur.

Un notable m'informa qu'il désireit acheter l'immeuble, le bétail, et tout ce que j'y possédais. C'était un homme estimable et riche, et qui voulait m'aider dans mes embarras. Le prix qu'il m'offrit était assez élevé pour payer. toutes mes dettes, et pour qu'il me restât un revenu suffisant. J'en fus très satisfaite, et je formai un plan pour l'arrangement de mes affaires, et pour placer chaque membre de ma communauté. Je rendis compte de tout, et le marché fut presque conclu. Mais l'homme propose et Dieu dispose !

Le futur acquéreur prit la fièvre et mourut en peu de jours. Ce qui ajouta à mes embarras, c'est que mon frère me manda qu'il ne fallait pas vendre l'immeuble de Laytonstone, parce qu'il y avait un très long bail. Je ne vis alors qu'un moyen de me tirer d'affaire; c'était de faire mettre sur les papiers pu

blics l'avis que Cross-Hall était à vendre, et d'employer l'argent que je retirerais de cette vente, à payer les dettes que je pourrais acquitter avec cette somme; puis d'essayer chaque année de diminuer, au moyen de mes économies, la partie des dettes que le prix de la ferme n'aurait pas entièrement acquittée. Quoique j'eusse encore pleine confiance dans l'assurance qui me fut donnée, avant que j'allasse à Bath, que je ne causerais aucune perte à qui que ce fût, cependant je sentis que je devais faire dans ce but tout ce qui dépendrait de moi. D'abord, je me proposais de ne retenir pour moi-même que vingt livres sterling par an. Ensuite je me dis: comment aurai-je droit même à vingt livres? La justice passe avant la miséricorde; il faut que mes orphelines fassent toutes des efforts pour subvenir à leur subsistance et j'en ferai aussi. Peut-être pourrai-je trouver quelque occupation qui m'aide à pourvoir à mes besoins jusqu'à ce que mes affaires s'améliorent. Il est vrai que personne ne me demande son capital et ne paraît avoir la crainte de le perdre. Cependant il est de mon devoir d'économiser, pour que ceux qui se confient en moi ne soient exposés à aucune perte. Aussi j'essayais tous les jours de vendre ma maison, et par conséquent de changer de séjour ; je pensais souvent à choisir un genre de vie conforme à la volonté de Dieu, qui, en me plaçant dans cette situation, m'enseignait à supporter la pauvreté avec une entière résignation. Car aucune privation ne me serait désagréable avec l'espérance de payer mes dettes.

Un jour, étant à la fenêtre, j'observais un pauvre

homme qui chassait devant lui des ânes chargés de sable, et gagnait sa vie par ce moyen. En le regardant, j'éprouvai une espèce de satisfaction, et j'étais toutà-fait disposée à m'occuper de la sorte. Je me disais : Si je conserve une des chaumières, les ânes pourraient paître sur les fonds communaux, et je pourrais les charger de quelque espèce de marchandise pour la vendre. Il n'y avait que bien peu de métiers que ma conscience et les bornes de mes facultés me permissent d'exercer; mais je voulais m'appliquer aux ouvrages les plus pénibles plutôt que de rester endettée. Je résolus de cacher à mes parens mes besoins personnels comme je l'avais déjà fait; car si je disposais de mes revenus pour payer mes dettes, il ne me paraissait pas juste de dépenser pour moi une partie des leurs, et il n'était pas difficile de leur laisser ignorer ma situation, puisqu'ils demeuraient à deux cents milles de mon habitation.

Sur ces entrefaites, je reçus d'une amie la nouvelle que M. de la Fléchère s'était rétabli, mais qu'il devait rester sur le continent, et qu'il ne reviendrait plus en Angleterre. C'était un faux bruit, il n'eut jamais une telle pensée; mais une de mes intimes amies me l'avait donné comme vrai et je le croyais tel: ainsi toute espérance d'une protection humaine me fut enlevée; aussi je me fiais à cette parole qui m'avait consolée autrefois: Toi, mon ame, tiens-toi en repos, regardant à Dieu; car il est ma délivrance et ma haute retraite (Psaume 62, 5, 6).

Je n'avais pas fait publier mon intention de vendre

la ferme, parce qu'on m'avait conseillé de n'en pas donner l'avis public de peur qu'il ne nuisît à la vente, et il n'y avait personne qui manifestât le désir de l'acquérir, quoique tout le monde sût bien que je voulais la vendre. L'attente était le seul parti qui me restât à prendre ; et j'en étais parfois accabléé.

Mon ami M.*** me dit un jour : En vérité, je ne saurais comment faire pour vous servir. Je croyais vous aider beaucoup en continuant la gestion de la ferme; mais, hélas! maintenant je voudrais bien que vous l'eussiez vendue à un prix convenable il y a six ans ; une vente avantageuse n'est plus possible à présent, vu que la nation est engagée dans une guerre. J'ai consulté quelques-uns de mes amis, qui conviennent tous que vous ne devez pas espérer plus de six cents livres sterling pour le tout, excepté le bétail, Vous êtes ruinée, madame, vous résistez à l'ordre de Dieu; ma fortune serait suffisante pour vous et pour moi; mais puisque vous croyez que vos opinions nous séparent, puisse le Seigneur vous assister; car je ne puis continuer plus long-temps notre association, l'on m'accuserait de votre ruine. Je ne fus point abattue à cette triste nouvelle, et ces paroles se présentèrent à ma pensée : Mais les jours seront abrégés (Mat. 24, 22). Je me résignai entièrement à la volonté de Dieu, et je me disais sans cesse à moi-même : Ne regarde point aux choses visibles qui ne sont que pour un temps, mais aux invisibles qui sont éternelles (Il. Cor. iv. 18),

CHAPITRE IV.

De son mariage et de son déménagement à Madeley.

Le 7 juin 1781 fut le jour qui commença la quatorzième année de mon séjour dans le comté d'York. Ce jour-là je repassai dans mon esprit toute ma situation, et des obstacles paraissaient m'environner comme des montagnes. Il me parut très difficile de marcher continuellement par la foi. Mais la promesse sur laquelle je comptais me sembla ferme, et je crus toucher au moment de ma délivrance. Cependant mes embarras étant plus grands que jamais, je me disais : comment se fait-il que je me repose sur cette promesse qui a été reçue par mon ame: Le Tout-Puissant sera ton refuge et tu auras un trésor. Le lendemain même, 8 juin, je reçus une lettre de M. de La Fléchère, dans laquelle il in'avouait qu'il m'avait aimée depuis vingt-cinq ans, que son affection était aussi constante que jamais; et que quelque singulier qu'il pût paraître en m'écrivant cet aveu, au moment de son retour en Angleterre, et sans m'avoir revue depuis long-temps, il

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