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faite. Le sage Locke et le grand chancelier Bacon ayant posé les principes, Condillac ayant réduit le système à sa plus parfaite simplicité, il ne restait plus qu'à en développer et à en appliquer les conséquences. Tous les abus de la société allaient disparaître. Ils naissaient de l'ignorance où l'on était des droits de l'homme : il suffisait de proclamer ces droits. La justice, l'égalité allaient régner parmi les hommes. Le problème social, le problème politique, le problème économique étaient résolus. Après avoir détruit l'injustice, on allait détruire la misère. Par la liberté du commerce et de l'industrie, par la suppression des priviléges, par le progrès des sciences, des lumières, des applications industrielles, la richesse allait grandir et se répandre sur toutes les classes de la société. Qui sait? On allait avoir raison de la mort. On prolongerait la vie humaine indéfiniment, et on finirait par détruire les maladies et la mort ellemême.

On sait à quoi ces belles illusions aboutirent. Certes, de grands progrès ont été réalisés; mais qui oserait dire que le programme de 89, ce programme de Voltaire vieillissant, de Turgot, de Malesherbes, de Condorcet ait été rempli? Qui oserait dire que le problème philosophique, le problème politique, le problème économique aient été définitivement résolus? De là un immense mécompte. Là est l'origine de deux grands faits: Le premier, c'est la renaissance religieuse; le second est le développement de l'esprit d'indifférence en matière de philosophie et de religion. Il y a dans la renaissance religieuse beaucoup d'éléments divers : il

y a de l'étalage, il y a de l'hypocrisie, il y a des intérêts temporels. Mais il faut se garder de croire que tout soit de surface, et reconnaître ce qu'il y a dessous de grave et de profond : c'est que l'homme a besoin d'adorer et d'espérer quelque chose au delà de ce monde. Je laisse de côté l'état général des âmes, pour ne m'occuper que de l'état des intelligences.

Il y a de nos jours trois grands foyers philosophiques en Europe; j'espère qu'avant la fin du siècle il y en aura un quatrième en Italie, et un cinquième peutêtre en Espagne. Les noms de Rosmini, de Gioberti, de Galuppi; les noms de Balmès, de Donozo Cortes ne sont pas à dédaigner. Mais présentement il n'y a que trois pays, l'Angleterre, l'Allemagne, la France, qui comptent en philosophie. Or, en Angleterre, l'école écossaise après avoir produit Dugald-Stewart, digne successeur d'Hutcheson, d'Adam Smith et de Thomas Reid, a dérivé au scepticisme avec Hamilton; et aujourd'hui, c'est l'école positiviste de John Stuart Mill qui fleurit au delà de la Manche. En Allemagne, à la suite du mouvement imprimé par Kant, il y a eu un grand essor de spéculation; Hegel a régné pendant vingt années. Qu'est-il advenu? l'école hégélienne s'est divisée les uns se sont perdus dans le mysticisme; les modérés n'ont pu se maintenir; les hégéliens de la gauche sont arrivés au matérialisme et au scepticisme.

En France, nous assistons à un spectacle analogue. Une noble et généreuse école de spiritualisme a été fondée. Elle a suscité des hommes tels que Maine de Biran, Royer-Collard, Jouffroy, pour nommer d'abord

les morts. Cette école est encore debout, et si je voulais nommer des vivants, que d'illustres noms, que de beaux caractères, Victor Cousin, Adolphe Garnier, Philippe Damiron, Barthélemy Saint-Hilaire, Jules Simon, Charles de Rémusat, pour personnifier avec éclat l'éloquence, l'érudition, la finesse, la sincérité qui honorent encore l'école! Et il ne faut que jeter les yeux et prêter l'oreille au dedans et autour de la Sorbonne pour trouver des hommes tels qu'Adolphe Franck, Édouard Laboulaye, Charles Levêque, Paul Janet, Albert Lemoine, Nourrisson, Caro, et combien d'autres encore! Mais quelle que soit la valeur, quel que soit l'éclat de la philosophie spiritualiste en France, il est constant que les idées sceptiques et les idées matérialistes ont pris un grand développement.

Les idées sceptiques sont sorties à la fois de trois écoles qui, bien que diverses et même radicalement opposées, ont ce point commun de faire la guerre à la philosophie spiritualiste. Ce sont : l'école théologique, qui a son scepticisme à elle, l'école des sceptiques érudits et l'école matérialiste. Si vous me demandez laquelle est la plus forte aujourd'hui de nos écoles philosophiques, je répondrai ce n'est pas la mienne. Laquelle donc ? C'est l'école positiviste. Je dis qu'elle est la plus forte, et je m'explique. Elle est d'abord celle qui est le plus d'accord avec les deux grands faits du temps, le développement des sciences physiques et naturelles et le développement des intérêts matériels. Et puis, elle s'accorde admirablement avec l'esprit sceptique. Demandez-lui si elle est matérialiste ou spiritualiste. Elle

vous répondra ni l'un ni l'autre. Je sais qu'il y a des faits sensibles; je sais que ces faits ont des rapports de concomitance qu'on appelle des lois : je ne sais rien de plus. Y a-t-il des forces? Y a-t-il des fins? Je l'ignore. L'homme est-il esprit ou matière? Je n'en sais rien. Je sais que l'homme éprouve des sensations, qu'il a des organes. Existe-t-il un principe vital, une âme? Je l'ignore. Enfin, y a-t-il un Dieu? C'est ce que j'ignore le plus. Je ne suis pas athée; l'athéisme s'oppose au théisme, et je ne suis ni pour ni contre Dieu. Je ne m'en occupe pas. On dira que cela est bien superbe et bien grossier. Mais il y a une manière d'échapper à cette grossièreté et à cette superbe. Les uns disent Il n'y a de scientifique que ce qui se démontre ou se touche. Le reste est une affaire de foi, de cœur, de sentiment. Je ferai donc deux parts de mon être moral, la part de la science, où je ne laisserai entrer que des faits, des lois, des calculs; pour la part de la foi, je m'en fierai à mon catéchisme. C'est très-bien, direz-vous. Oui, c'est très-bien, si l'homme pouvait se couper en deux; s'il ne tendait pas à appliquer à la science les principes du catéchisme et au catéchisme les principes de la science. C'est de l'équilibre, mais de l'équilibre instable.

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D'autres disent: après tout, on ne peut rien affirmer sur les choses invisibles; mais il est curieux d'étudier ce qu'en pensent les hommes et de chercher la loi de ce devenir. Et puis, il y a quelque chose. On ne peut le déterminer; mais on peut cependant l'adorer sous le nom de divin, d'idéal, et même sous le nom d'âme

et de Dieu, bons vieux mots qu'il serait bien difficile de remplacer.

Enfin les théologiens, tout en restant les adversaires déclarés du matérialisme, ne s'accordent pas moins avec lui pour nier ou tenir à l'écart la philosophie dogmatique. Il y a les violents qui disent: La philo sophie est une chimère, la philosophie est un bavardage. Il y a les doux, les mielleux, les moelleux, qui disent: La philosophie n'est pas impuissante; mais qu'elle est insuffisante! qu'elle est stérile! qu'elle est faible! comme sa place est petite! Il appartient à la théologie d'habiter et de remplir le temple de la vérité. Quant à la philosophie, on ne la chasse pas, mais on la conduit tout doucement dans le vestibule. On ne la chasse pas, on lui fait là une place. On la charge d'ouvrir la porte; on la charge aussi de chasser les gens sans aveu qui rôdent autour.

C'est ainsi que l'esprit religieux, l'esprit d'érudition qui caractérise notre siècle, l'esprit matérialiste qui l'entraîne se concilient avec l'esprit de scepticisme et d'indifférence. Et voilà pourquoi le scepticisme est si

fort.

Je viens le combattre, sonder après Enésidème, après Pascal, après Kant le problème de l'analyse de la raison humaine, et y chercher les titres éternels du dogmatisme. Je demanderai aux disciples un peu attardés de Pascal et de Huet une autre place pour la philosophie que celle qu'ils veulent bien lui laisser, une autre fonction que celle dont ils consentent à l'investir. Je dirai aux positivistes : L'étude de la science est admi

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