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l'esprit critique et négatif, et l'esprit sceptique proprement dit; et cependant, il y a la même différence entre ces deux directions de la philosophie qu'entre ces deux opérations de l'esprit, la négation et le doute. Selon nous, une seule école en Grèce a professé le doute, c'est l'école pyrrhonienne. Deux esprits éminents ont seuls compris et organisé la philosophie du doute, savoir, Pyrrhon et Ænésidème.

Il nous importe d'établir solidement ces deux points. Car si l'esprit et le rôle de l'école pyrrhonienne étaient méconnus, on ne comprendrait plus ni l'esprit ni le rôle du scepticisme d'Enésidème. Cette introduction sera donc consacrée à un double objet :

1° Éclairer l'origine et déterminer le vrai caractère de l'école pyrrhonienne en la distinguant fortement de toutes les autres, particulièrement de l'école des Sophistes, de la seconde et la troisième Académie.

2o Décrire le mouvement et marquer le progrès du scepticisme en Grèce, depuis Pyrrhon jusqu'à Ænésidème.

C'est un point désormais acquis à l'histoire de la philosophie que Xénophane et Zénon d'Élée n'ont été sceptiques à aucun titre; mais qu'ils ont servi tout au contraire, celui-là à fonder, celui-ci à défendre le dogmatisme le plus absolu et le plus exclusif qui fut jamais'.

Mais, dit-on, ces deux philosophes niaient pourtant le mouvement. Je réponds si l'on veut que nier, ce

1 Voir les art. Xénophane et Zénon d'Élée, dans les Nouv. fragm. phil. de M. Cousin, t. I.

soit faire acte de scepticisme, voilà Parménide sceptique; car lui aussi a nié le mouvement. Mais à ce compte, Héraclite est un autre sceptique; car il a pensé que tout s'écoule et a nié l'être absolu 2. Et où trouvera-t-on un philosophe qui ne soit pas sceptique? tout dogmatisme, si profond et si vaste qu'on le suppose, n'est-il pas toujours plus ou moins exclusif, c'est-à-dire plus ou moins négatif? Identifier le doute et la négation, c'est identifier le dogmatisme et le scepticisme, c'est tout confondre.

Au lieu de raisonner ainsi : les Éléates nient le mouvement, Héraclite nie l'être absolu; donc Héraclite et les Éléates sont sceptiques; il fallait dire: puisque les Éléates nient le mouvement, c'est qu'ils n'ont aucun doute sur l'impossibilité du mouvement. Puisque Héraclite nie l'être absolu, c'est qu'il n'a aucun doute sur l'impossibilité de l'être absolu. Donc Héraclite et les Éléates ne sont point sceptiques.

Et cependant, il est vrai de dire que l'école d'Élée et celle d'Héraclite ont puissamment servi, quoiqu'à leur insu, la cause du scepticisme, et lui ont mis aux mains la plupart des instruments de guerre qu'il a tournés ensuite contre elles-mêmes. Ainsi, la Sophistique s'est emparée des arguments de Zénon contre le mouvement, et leur attribuant une portée absolue que l'habile Éléate ne leur donnait pas, elle s'en est servie pour battre en brèche le dogmatisme Ionien 3. Plus

1 Sext. Adv. Math. 388, A.

2 Plat. Theat.

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Cf. Sext. Hyp. Pyr. 1, 29. II, 6. III, 15. 3 Arist. de Xen. Zen. et Gorg., 5.

tard, l'école Mégarique s'appropria ces arguments subtils, en les compliquant encore des noeuds inextricables de sa dialectique 1. Enfin, le pyrrhonisme en hérita, et dans un tout autre but que les sophistes et Euclide, sut comme eux les faire tourner à ses fins 2. De même, Protagoras mit le système d'Héraclite au service de ses propres vues 3. De la mobilité universelle, il déduisit habilement l'universelle relativité, et par une conséquence inévitable, l'égale valeur des assertions contradictoires. Vint alors l'école de Pyrrhon qui, prenant acte de tout cela, institua son èño, à égale distance de l'affirmation et de la négation, sur la ruine de tous les systèmes.

A ce point de vue, qui est celui des faits et des témoignages, la Sophistique prépare le scepticisme, mais elle s'en distingue.

Attachons-nous à marquer et à établir cette différence, et pour cela, jetons un coup d'oeil attentif sur les doctrines des sophistes les plus célèbres et les plus sérieux.

Les sophistes étaient de ces hommes avides et déliés, comme il en naît aux âges de profonde corruption. Courtisans du vice, ils flattèrent en esclaves les mauvaises passions de leur temps, comptant bien asservir les âmes après les avoir abaissées. Dans un siècle de superstition, ils enssent poussé la dévotion jusqu'au

1 Sext. Hyp. Pyrr. III, 7. Bf. Adv. Math. 988, C. Hyp. Pyrr. II, 22.

2 Adv. Math. 392 sqq. 3 Ibid. 148 sq.

fanatisme; mais l'esprit du temps était libre ; ils furent esprits forts'. La jeunesse d'alors était amoureuse d'une science brillante et frivole; ils affectèrent l'universalité 2. Citoyens de républiques démocratiques où la parole, c'était le crédit, ils asservirent la pensée à une rhétorique menteuse dont le chef-d'œuvre était de fortifier les mauvaises causes et d'affaiblir les bonnes, afin d'avoir toujours raison.

Ils surent comprendre que la philosophie était la plus grande force morale du temps, et en firent le premier ressort de leur entreprise. Leur tactique fut trèshabile dans le choix des systèmes, et peut-être l'esprit du temps la conduisait-elle à leur insu. Comme s'ils avaient voulu se partager le travail, ils mirent la main sur chacune des grandes doctrines dont la dissolution précoce était imminente, et démêlant avec une étonnante sagacité les côtés négatifs et les endroits faibles. de ces doctrines, les tournant sans scrupule l'une contre l'autre, ils tendirent ouvertement par la confusion et la contradiction de toutes les idées à la négation universelle. Arrivés là, ils étaient sûrs d'avoir une raison à donner pour et contre tout. Leur philosophie était faite.

Gorgias partit de l'Éléatisme et le brisa contre le sensualisme Ionien. Protagoras adopta le système d'Héraclite pour en consommer la ruine.

Écoutons Gorgias : « L'être n'est pas, dit-il. En effet s'il était, il serait éternel, ou engendré, ou l'un et l'au

1 Sext. Adv. Math. p. 319, B. Cf. Cic. De Nat. Deor. I, 2. 2 Plat. Protag. pas.

tre. Or, ce qui est éternel n'a pas commencé, et par conséquent n'a pas de principe, et par conséquent est indéfini. Mais l'indéfini n'est nulle part. Car s'il était quelque part, il serait différent de ce en quoi il est, et il y aurait quelque chose de plus grand que lui. De plus, il ne peut être contenu dans lui-même. Car alors le contenant et le contenu, le corps et le lieu ne feraient qu'un, ce qui est impossible. Ainsi l'être, dans l'hypothèse qui le fait éternel, n'est nulle part et par conséquent n'est pas - En second lieu, l'être n'est pas engendré. Car il serait engendré de l'être ou du nonêtre. Or, pour qu'il fût engendré de l'être, il faudrait que l'être existât déjà; et il ne peut pas non plus être engendré du non-être, car le non-être ne peut rien produire. — Enfin, l'être ne peut être tout à la fois éternel et engendré. Donc l'être n'est point.

<«< Autre preuve que l'être n'est point. L'être est un ou plusieurs. Or, l'être ne peut être qu'une quantité, un continu, une grandeur ou un corps; et rien de tout cela n'est un. De plus l'être ne peut être plusieurs. Car, s'il n'y a plus d'unité, il ne peut plus y avoir de pluralité 1. »

Le caractère de cette argumentation, au premier abord, est Éléatique. Mais quand on y regarde de près, on y voit les principes sensualistes réunis par un monstrueux assemblage aux dogmes de Parménide, pour les détruire et se détruire eux-mêmes du même coup. L'être, dit Gorgias, est engendré ou éternel. Il ne peut 1 Sext. Adv. Math. p. 149 sq. Cf. Arist. de Xén. Zén. et Gorg. 5.

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