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DES SENS ET DES SENSATIONS

PROBLÈME DE LA PORTÉE ET DE LA VALEUR DES
INFORMATIONS DES SENS.

On comprend sous le nom de sens, deux sortes de fonctions intellectuelles: le sens intime ou conscience, qui ne répond à aucun organe déterminé, et les sens extérieurs, comme la vue, l'ouïe, le toucher, lesquels s'exercent par tel ou tel organe, comme l'oeil, l'oreille ou la main. Nous ne nous occuperons pas ici du sens intime, mais seulement des sens proprement dits, ou, comme parlent les Écossais, de la perception extérieure et des sensations qui s'y rattachent.

Quelles sont les données de chacun de nos sens, analysés l'un après l'autre? Parmi ces données, quelles sont celles qui sont propres à tel ou tel sens, et celles qui sont communes à tous? Comment s'accomplit, à l'aide de nos différents sens, la connaissance des choses matérielles ? Quelle est la portée, quelle est la valeur des informations des sens? Sont-elles véridiques ou trompeuses,

infaillibles ou sujettes à l'illusion et à l'erreur? Nous font-elles connaître l'existence des corps, leurs propriétés absolues et jusqu'à leur essence? Voilà les questions que nous allons traiter successivement.

Nous commencerons par le sens de l'odorat, comme fait Condillac dans le Traité des Sensations; mais nous n'imiterons pas sa méthode. Il prétend observer une statue que son imagination anime par degrés et dont les sens s'ouvrent successivement. On voit, du premier coup d'œil, tout ce qu'il y a de factice dans un tel procédé. La statue interrogée répond tout ce que veut l’interrogateur elle ne lui renvoie que le fidèle et complaisant écho de ses hypothèses.

Ne faisons point le roman de l'âme, essayons de tracer quelques lignes de son histoire. Le sens de l'odorat est un de ceux qui peuvent le plus aisément être isolés. Quels sont ses objets propres? Évidemment les senteurs. Toutes les exhalaisons si diverses, si nombreuses qui émanent des corps, voilà son domaine. Jusque-là tout est simple. Mais qu'est-ce précisément qu'une odeur? est-ce une simple modification de la sensibilité, un phénomène tout interne, tout spirituel, tout subjectif? ou bien est-ce une impression organique, un état des nerfs? ou bien, est-ce une qualité des choses matérielles, une propriété, une donnée objective? ou enfin, est-ce tout cela à la fois? C'est ici que commencent les difficultés et qu'on voit apparaître les systèmes. Analysons les faits; considérons une · odeur, non pas l'odeur en général, mais telle ou telle odeur particulière : l'odeur de rose, par exemple.

L'odeur de rose est-elle, comme Malebranche l'a prétendu, une simple modification de l'âme, une sensation plus ou moins agréable, que nous transportons par une illusion naturelle hors de nous, pour en faire arbitrairement une qualité effective des choses extérieures? Je dis qu'il n'en est point ainsi. Sans doute, si je ferme les yeux, je ne sais pas qu'il existe une rose, ayant telle couleur, telle forme; mais il me suffit de sentir l'odeur de rose, surtout si je la flaire fortement, pour avoir la perception plus ou moins claire d'une partie de mes organes. Ici nous rencontrons un phénomène qui a échappé à beaucoup d'excellents observateurs : c'est le phénomène de la localisation des sensations dans les divers siéges organiques. Voulez-vous vous assurer, par une seconde expérience, de la réalité de ce phénomène? Laissez un instant l'odorat et les senteurs, pour considérer l'ouïe et les objets qui lui sont propres, savoir: les sons. Quand une cloche tinte à mes oreilles, est-ce là une pure modification de mon âme, un phénomène tout spirituel, tout subjectif? Non. En supposant que j'ignore ce que c'est qu'une cloche, il me suffit d'en entendre le son pour savoir, pour sentir que j'ai un tympan, des oreilles, pour localiser, dans un siége organique déterminé, l'impression dont je suis affecté. Souvent même, je discerne si le son part de telle ou telle direction, suivant que mon oreille droite ou mon oreille gauche a été plus vivement frappée. Ce n'est pas tout; remarquez encore qu'un son déterminé, par exemple un son argentin, ou bien une odeur déterminée, par exemple une odeur de rose, ne sont pas des

sensations vagues de plaisir ou de douleur. Ce sont des sensations précises, distinctes, originales. Le plaisir ressemble au plaisir; mais l'odeur de rose ne ressemble pas à l'odeur de jasmin, pas plus que le son de la flûte ne ressemble au son du clairon. Cette spécialité des sensations, et pour ainsi dire cette physionomie qui est propre à chacune d'elles, voilà un fait qui a été méconnu par Malebranche et par Berkeley; et pourquoi cela? c'est que le fait de la localisation des sensations leur avait également échappé; c'est, en un mot, qu'ils ont observé imparfaitement la conscience, et que la justesse de leur coup d'œil a été offusquée par l'esprit de système.

Les Écossais ont très-bien vu l'erreur de Malebranche et de Berkeley; ils ont protesté contre cette prétendue illusion, gratuitement imputée au genre humain, et qui lui faisait répandre au dehors ses modifications internes ; ils ont distingué, avec raison, l'odeur comme sensation et l'odeur comme qualité des corps, la première qui appartient à l'âme et qui est un effet, la seconde, qui appartient au corps et qui est une cause; mais les Écossais sont à leur tour tombés dans une grave erreur quand ils ont cru que l'odeur, comme sensation, est un phénomène tout interne et tout subjectif, de sorte que, pour acquérir la notion de l'extériorité, il faut attendre que le toucher nous ait informés de l'existence des corps, et que notre raison, appuyée sur le principe de causalité et aidée de la mémoire et de l'induction, vienne nous apprendre à placer dans un sujet fixe et précis la cause de ces sensations toutes spirituelles d'odeur, de son, qui nous

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