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LE SCEPTICISME DE PASCAL.

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démontrer pourquoi il a complétement échoué. C'est premièrement, qu'il s'est formé une idée fausse de la nature et de la condition de l'homme; et en second lieu, qu'il s'est trompé sur l'esprit du christianisme.

Et d'abord, vous savez déjà que Pascal s'est mépris sur l'une des maîtresses parties de la nature humaine, la raison. Il la croit incapable de vérité. C'est un point qui a été suffisamment éclairci, et je n'y reviendrai pas. Il ne s'est pas moins mépris à l'endroit du cœur humain. Il pense et il dit qu'il n'y a point chez les hommes d'affections désintéressés : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent 1!» C'est un parti pris d'abaisser la nature humaine, de n'y rien laisser subsister de sain et de pur tout y est gâté, corrompu, perverti. Pascal n'aurait pas désavoué la pensée de La Rochefourcauld, que nos vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer, tant il abonde avec complaisance dans ce sens. A l'en croire, il n'y a pas de bravoure désintéressée : « Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu'on en parle2; » pas de pitié désintéressée «< Plaindre les malheureux n'est pas contrela concupiscence; au contraire, on est bien aise d'avoir à rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la répu

1 Pensées, art. XXIV, 33.

2 Ibid. II, 2.

tation de tendresse sans rien donner 1; » pas de sympathie, pas d'amitié : « Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n'est que feinte, et une fausse image de la charité; car au fond ce n'est que haine 2. » Sans doute notre âme n'est pas exempte de haine; mais c'est un sentiment qui l'altère dans son fond naturel, et la nature résiste toujours. Se douterait-on, devant une affirmation aussi absolue, que celui qui la formule est l'interprète d'une religion d'amour et de charité qui fait aux hommes une loi de s'aimer les uns les autres? Croirait-on que c'est le même homme qui a écrit: « Deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques 3, l'amour de Dieu et celui du prochain!»> On ne peut se contredire davantage, car s'il est vrai que les hommes se haïssent naturellement, il est vrai aussi que la république chrétienne est impossible. Pascal nous mène tout droit vers cet état de nature dépeint par le rude pinceau de Hobbes, aussi éloigné que possible du vrai christianisme, où l'homme est un loup pour l'homme. Il ne s'abuse pas moins sur la condition que sur la nature de l'homme. Ce monde lui paraît livré à la force et au hasard. Lisez ces passages d'une ironie terrible : « Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assas

1 Pensées VI, 34.
2 Ibid. XXIV, 80.
3 Ibid. XXIV, 15.

sin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave et cela est juste 1.-Qui passera de nous deux? qui cédera la place à l'autre ? Le moins habile? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais et je n'en ai qu'un ; cela est visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens 2.» Voilà pour la force. Voici pour le hasard : «< Cromwell allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans. son uretère, Rome même allait trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout est en paix, et le roi rétabli 3. » Ailleurs encore ce sont les petites causes qui amènent les grands effets « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » C'est charmant; mais ne vous y trompez pas, même quand il badine, Pascal est sérieux au fond, et c'est une âme triste qui laisse échapper de tels traits. De la tristesse, cette âme tombe dans l'épouvante lorsque, frappée de ce qu'il y a de stérile dans les agitations de la vie, elle s'arrête à cette sombre réflexion : «Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais 5. >>

1 Pensées VI, 3.

2 Ibid. V, 6.

3 Ibid. III, 7.

Ibid. VI, 43. 5 Ibid. XXIV, 58.

Oppressé de la fausse image qu'il s'est forgée de la vie, Pascal la peint en ces termes : « Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnès à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour: c'est l'image de la condition des hommes 1.» On dirait que Pascal a vécu au temps des Tibère et des Caligula, ou aux jours néfastes de la Terreur. Jamais accents plus douloureux sont-ils sortis du cœur d'un homme pour peindre la condition de ses semblables avec des couleurs plus sombres, et disonsle, plus fausses! Nicole, qui vivait à côté de Pascal, et relisait sans cesse Saint-Cyran, se représente la vie et la condition de l'homme sous les mêmes images. Mais tandis que Pascal parlait en philosophe, Nicole parle en janseniste: «< Ainsi le monde entier est un lieu de supplices, où l'on ne découvre par les yeux de la foi que des effets effroyables de la justice de Dieu; et si nous voulons nous le représenter par quelque image qui en approche, figurons-nous un lieu vaste, plein de tous les instruments de la cruauté des hommes, et rempli d'une part de bourreaux, et de l'autre d'un nombre infini de criminels abandonnés à leur rage. Représentons-nous que ces bourreaux se jettent sur ces misérables, qu'ils le tourmentent tous, et qu'ils en font tous les jours périr un grand nombre par les plus cruels supplices; qu'il y en a

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seulement quelques-uns dont ils ont ordre d'épargner la vie; mais que ceux-ci même, n'en étant pas assurés, ont sujet de craindre pour eux-mêmes la mort qu'ils voient souffrir à tout moment à ceux qui les environnent, ne voyant rien en eux qui les en distingue. Quelle serait la frayeur de ces misérables!... Et néanmoins la la foi nous expose bien un autre spectacle devant les yeux; car elle nous fait voir les démons répandus par tout le monde, qui tourmentent et affligent tous les hommes en mille manières, et qui les précipitent presque tous d'abord dans les crimes, et ensuite dans l'enfer et dans la mort éternelle 1. >>

Ceci me conduit à examiner quelle idée Pascal, Nicole et les jansénistes se sont formée du christianisme. Je démontrerai qu'ils en ont méconnu le véritable esprit. Il y a dans la religion chrétienne des dogmes redoutables, le péché originel, le petit nombre des élus, le mépris du monde et de la chair: ils ont paru trop doux à messieurs de Port-Royal. Pascal les pousse à l'extrême péché originel, petit nombre des élus, mépris de la chair et du monde, il exagère tout, il rend tout impossible, détestable. Le péché originel, tel que l'Église le propose, est déjà bien dur pour la raison. Le présente-t-elle comme une explication, ou comme un mystère? Comme une explication, cela est difficile. Il s'agit d'expliquer que l'homme est enclin au mal.

1 Nicole, De la crainte de Dieu, chap. 5. Voyez la note 6 de la page 60 de l'édition Havet, où j'ai pris ce rapprochement

et les réflexions qui suivent.

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