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religion nouvelle. - Et pourquoi n'en ferions-nous pas? disait un des apôtres nouveaux, les anciens apôtres en faisaient bien!- Il est vrai, répliquait un voltairien, mais les apôtres ne dînaient pas au Rocher de Cancale. Vous riez de cette répartie spirituelle ; elle a un fond sérieux. Il faut deux conditions, pour qu'il y ait des miracles. Il faut des hommes qui se croient capables d'en faire, et d'autres hommes qui jugent les premiers capables d'en avoir fait. Or ces deux conditions manquent, dès qu'on a substitué à l'idée des miracles l'idée d'un Dieu qui obéit sans cesse aux lois qu'il a établies à l'origine, semel jussit, semper paret. Ceci me ramène au sérieux de mon sujet.

Si la philosophie ne suffit ni aux ignorants, c'est-àdire à l'immense majorité des hommes, ni, parmi les hommes éclairés, aux âmes poétiques et aux ames mystiques, est-ce à dire qu'elle soit pratiquement impuissante? Je le nie. J'ai atteint la limite de mes concessions, et le moment est venu pour moi de faire à la philosophie sa part. En effet, outre ces différentes classes d'âmes, il y a une famille dont je n'ai pas parlé : ce sont les âmes proprement philosophiques. Vous m'en demandez la définition? J'y fais entrer trois éléments. Il y entre des esprits qui éprouvent le besoin de connaître, d'expliquer, de se rendre compte je les appelle les esprits cartésiens. Ils aiment les idées claires et distinctes. Avec un grand désir de connaître, ils sont pourtant disposés à dire comme Jouffroy Je supporte le doute, je ne supporte pas l'obscurité. D'autres esprits, c'est une variété de la même

espèce, sont des esprits défiants, qui ont un vif sentiment du réel, un grand mépris des choses chimériques. Ce qui les caractérise, c'est moins la curiosité et l'ardeur de connaître que le bon sens. Avant tout, ils veulent ne pas être dupes. Vouloir connaître et voir clair, voilà les esprits cartésiens: n'être dupe de rien, ni des mots, ni des apparences, ni d'aucune chimère, ni d'aucune abstraction, voilà les esprits voltairiens, deux familles éminemment françaises, deux sortes d'esprits à tempérament rationaliste. A ces deux éléments, il faut en ajouter un troisième, le plus rare de tous, que j'appellerai l'élément socratique ou l'élément stoïcien. C'est une volonté fortement trempée et capable de se déterminer par les seuls conseils de la raison. Ajoutez-y l'habitude de rechercher avant tout comme prix d'avoir bien fait le sentiment d'une bonne conscience. Socrate est le type de cette sorte d'âmes. Socrate est d'abord un esprit très-curieux : il interroge toujours; puis c'est un homme qui n'a pas peur du doute: Ce que je sais, dit-il, c'est que je ne sais rien. C'est un homme de bon sens, un esprit positif, armé d'ironie. Enfin c'est une volonté mâle. Je crois, dit-il encore, qu'on ne peut mieux vivre qu'en cherchant à devenir meilleur, ni plus agréablement qu'en se disant à soi-même qu'on le devient en effet1. » Voilà Socrate, c'est déjà un stoïcien, un héros, un martyr. Les stoïciens nous donnent des héros et des saints, un Caton, un Épictète, le héros de l'humilité,

1 Xénophon, Memor. VIII, § 1, liv. IV.

dont la morale est toute dans ces mots: Résigne-toi! Platon et Aristote, voilà d'honnêtes gens. Que nous manque-t-il? des martyrs? Non, Socrate en est un. Il y en a eu d'autres au seizième siècle, un Ramus, un Giordano Bruno. Voulez-vous des types modernes de purs philosophes honnêtes gens? Vous avez Leibnitz, Spinosa; vous avez Daunou, Destutt de Tracy, Laromiguière, Cabanis, ces énergiques idéologues de l'Empire. Mais j'aime surtout à citer Kant le rationaliste, Kantle stoïcien de l'Allemagne, qui s'écriait : « Devoir ! mot sublime, qui n'offre l'idée de rien d'agréable ni de flatteur, et qui ne réveille que celle de la soumission! Malgré cela tu n'es point terrible et menaçant; tu n'as rien qui effraye et qui rebute l'âme. Pour mouvoir la volonté, tu n'as besoin que de lui montrer une loi, une loi simple, qui d'elle-même s'établit et s'interprète. Tu forces au respect jusqu'à la volonté rebelle dont tu ne parviens pas à te faire obéir. Les passions qui travaillent sourdement contre toi sont muettes et honteuses en ta présence. Quelle origine t'assigner assez digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige? Ce n'est pas dans les penchants sensuels que tu repousses avec fierté. Ce ne peut être que dans ce sanctuaire de la conscience où l'homme se trouve élevé au-dessus du monde sensible, affranchi du mécanisme de la nature et où réside sa personnalité, sa liberté, son indépendance 1.

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Et pourquoi la philosophie ne suffirait-elle pas à de

1 Kant, Critique de la raison pratique.

telles âmes? La philosophie leur donne une religion, puisqu'elle leur inspire la foi en Dieu. Elle leur donne une morale puisqu'elle leur enseigne le devoir. Elle leur donne même une certaine piété, puisqu'elle leur inspire la foi en la Providence, par suite, la résignation, non pas une résignation passive et forcée, mais une résignation volontaire et douce, celle qui dit dans la douleur même fiat voluntas tua. Enfin elle leur donne l'espérance. Socrate n'est pas sûr de l'autre vie; mais il ne regrette pas d'avoir agi comme s'il y en avait une, et il l'espère de la bonté des dieux. Ainsi, le philosophe ne manque ni de religion, ni de piété. Il croit en Dieu. Il l'adore et le contemple avec ravissement dans la beauté de ses œuvres. Il prie, il espère 1.

1 Voyez, à la suite de cette Étude, l'Appendice au présent chapitre. Voyez aussi, dans le volume de Fragments et Discours (chez Germer-Baillière), les pages consacrées à M. Damiron: vous y trouverez, dans la vie d'un homme de notre temps que M. Saisset aimait à appeler le philosophe pieux, une confirmation de ses vues sur l'efficacité pratique de la philosophie.

CHAPITRE CINQUIÈME

THESE DE L'IMPUISSANCE ABSOLUE DE LA PHILOSOPHIE
DANS PASCAL.

Pascal nie la philosophie de deux façons. Il la nie comme pratiquement insuffisante, c'est le côté fort du livre des Pensées. Tout lecteur impartial me rendra cette justice, que je me suis complu à le mettre en lumière, au point même d'abonder dans le sens du protestant Alexandre Vinet, du catholique abbé Flottes, et de me séparer de mes amis M. Cousin, M. Franck, M. Havet. Reste maintenant cette seconde négation de Pascal, qui consiste à ne reconnaître à la philosophie aucune valeur, ni spéculative ni pratique, aboutissant à ce catholicisme outré qui s'appelle le jansėnisme et se traduit en ces termes : « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher'... Nous n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure

1 Pensées, art. VII, 34.

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