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CHAPITRE HUITIÈME

DU SCEPTICISME EN GRÈCE APRÈS ÆNÉSIDÈME.

Pour juger une doctrine philosophique, il ne suffit pas d'apprécier sa valeur intrinsèque, je veux dire son rapport avec la vérité absolue; il faut savoir encore quelle influence elle a exercé sur la marche et les progrès de l'esprit humain. Qu'un penseur original conçoive une idée nouvelle, aussitôt il entraîne sur ses traces une foule d'intelligences, avides de reconnaître et d'étendre les perspectives nouvelles qu'on vient de leur découvrir. Si ce développement d'une pensée philosophique est régulier, s'il est considérable, une école s'organise; et la durée, la fécondité, la grandeur de cette école contribuent à donner la mesure de la force et de la portée de celui qui l'institua.

Il arrive aussi nécessairement qu'une école qui a de la vie et de l'avenir fait sentir son action à toutes les écoles contemporaines. Car rien n'est isolé dans le

LE SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME.

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domaine de la pensée, et l'impulsion donnée à un seul point se communique de proche en proche à tous les

autres.

Si nous considérons la doctrine d'Enésidème sous ce dernier point de vue, il paraît certain que le résultat le plus immédiat de son enseignement et de ses écrits, ce fut de consommer la dissolution de toutes les écoles dogmatiques du temps. L'Épicuréisme et le Stoïcisme chancelaient déjà par les coups répétés de l'Académie; l'Académie fatiguée elle-même de la lutte, s'épuisait par ses victoires; quand l'école pyrrhonienne renouvelée vint attaquer avec ardeur ces systèmes vieillis et les heurter les uns contre les autres, aucun ne fut capable de résister à ce dernier choc, et il n'en resta plus que des ruines.

Ce fut l'ouvrage d'Enésidème. Avant lui, nous rencontrons à la tête des autres écoles, sinon des philosophes du premier ordre, tout au moins d'habiles et éloquents disciples, defendant avec zèle, et non sans honneur, l'héritage des Chrysippe et des Carnéade; à Athènes, à Alexandrie, un Philon, un Antiochus 1 à Rhodes, un Panctius 2, un Posidonius. Mais après Enésidème, et dès le second siècle de l'ère chrétienne, on a peine à trouver, dans aucune de ces trois cités, la trace même des écoles qui les avaient récemment illustrées.

La doctrine d'Enésidème eut un autre effet, étroitement lié à la dissolution des écoles dogmatiques; ce fut 1 Cic. Acad. qu. II, 4.

2 Cic. Ad Att. II, 1.

de préparer les esprits au mysticisme Alexandrin. Quand toutes idées qui avaient séduit, passionné, alimenté les intelligences, eurent perdu tout crédit et toute vertu par l'action destructive d'un scepticisme qui les condamnait à la contradiction, quand il ne resta plus à l'esprit humain aucune espérance d'atteindre la vérité par le développement régulier de la réflexion, il fallut bien tenter des voies inconnues et mystérieuses, . et de la réflexion impuissante faire appel à la grâce divine. De là, ce grand mouvement mystique d'Alexandrie, qui a tant honoré le déclin de l'ancien monde et si puissamment contribué à l'enfantement du monde nouveau. Nul doute qu'un grand nombre de causes que la main de la Providence avait dès longtemps préparées n'aient concouru à le produire et à l'accélérer; mais il est certain que le scepticisme fut une des principales 1.

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Ritter a commis une grave erreur, avec beaucoup d'autres, au sujet de l'école d'Ænésidème, quand il a dit 2 qu'autour d'elle on ne s'occupa presque nullement de ses objections. D'abord, le début du Пlupówviwv λóyot3 prouve qu'Enésidème eut à soutenir une lutte animée contre l'Académie. Il est également incontestable que les nouveaux péripatéticiens attaquèrent le scepticisme avec une sorte de violence, témoin l'écrit déjà cité d'Aristoclès. Ajoutez que le grave et savant

1 Tennem. Man. I, § 178. Cousin, Cours de 1829, I,

313 sqq.

2 Ritter, Hist. de la phil. anc. IV, p, 281.

3 Phot. I. Myriob. 542, 543.

4 Ap. Euseb., Prop. Ev. XIV, 17.

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Galien ne jugea pas au-dessous de lui d'écrire un livre contre un disciple d'Enésidème 1. Enfin, ce qui est plus considérable encore, on trouve dans le grand ouvrage 2 du fondateur de la théorie mystique d'Alexandrie, la preuve manifeste que le scepticisme préoccupait à cette époque les esprits les plus émi

nents.

Tennemann a donc fort bien pu placer l'école d'Ænésidème à la tête de la troisième période de l'histoire de la philosophie grecque 3. Enésidème, en effet, ferme la seconde époque, puisqu'il précipite et achève la ruine des dernières écoles socratiques. Il ouvre la troisième, puisqu'en réduisant la raison spéculative au désespoir, et lui fermant jusqu'à l'asile de ce dogmatisme négatif où s'était réfugié l'Académie, il ne laissait au besoin de connaître et de croire inhérent à l'esprit humain que l'alternative de périr dans le doute absolu ou de renaître par l'élan mystique.

Si nous laissons maintenant de côté l'influence extérieure de la doctrine d'Ænésidème, pour jeter les yeux sur son progrès interne, nous trouverons qu'il a consisté surtout dans une organisation de plus en plus complète et régulière du scepticisme. Le dernier terme de ce progrès, c'est Sextus Empiricus. L'école d'Enési

1 Gal., de opt. dic. gen. Ad Sext. vers. lat. de 1569, Paris. 2 Plotin, Enn. V. lib. V, II.

3 Manuel de l'hist. de la phil. I, § 171.

Après Sextus, on trouve pourtant encore dans l'école sceptique un certain Saturninus, médecin, attaché à la secte de l'empirisme. Laert. IX, 266.

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dème a donc duré pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne', ralliant sans interruption autour d'elle surtout parmi les médecins un très-grand nombre de disciples 3. Nous ne parlerons ici que des principaux.

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Un des premiers qui s'attachèrent au nouveau pyrrhonisme fut Zeuxis, auteur d'un livre intitulé: Пepì ditt☎v λóywv*. Cet écrit, dont il ne reste rien, était probablement un développement du principe sceptique de l'oc¤ývεix twv ¿vavtíwv λóywv, un recueil ou peut-être une classification d'antinomies rationnelles.

Le Gaulois Favorinus, après avoir flotté entre diverses doctrines, finit par s'attacher à celle d'Enésidème 5. Dans son ouvrage Пuppwvεíwv τpóñwv, il parait qu'il développait, en les modifiant un peu, les póño TÈS

1 Voir sur la date de Sextus, mal fixée par Tennemann (Man. de l'hist. I, § 189) à la fin du second siècle, Brucker (Hist. crit. II, p. 631 sqq.) J. V. Le Clerc (Biog. univ. art. Sextus), et Ritter (Hist. de la phil. IV, p. 322.) Ces trois critiques sont d'accord pour placer Sextus dans la première moitié du troisième siècle.

2 Ménodote et Sextus étaient médecins aussi bien que Saturninus, et tous trois appartenaient à la secte empirique. (Laert. I. I). Zeuxis, Hérodote et Theodas sont aussi mentionnés parmi les médecins. (Ritt. Hist. de la phil. anc. IX, 220, note b.)

Voici la liste que donne Diogène des disciples d'Ænésidème : Zeuxippe, Zeuxis, Antiochus de Laodicée, Ménodote de Nicomédie, Théodas, Hérodote de Tarse, Sextus Empiricus, et Saturninus. Il faut ajouter à cette liste Favorinus, Agrippa, Apellas et quelques autres. Vid. catalog. sceptic. ap. Fabr. Bibl. Gr. III, éd. Harles. Cf. Fab. ad Sext. Hyp. Pyrr. I, sect. 164.

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Laert. IX, 263, C.

Galen. De opt. dic. gen. passim.

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