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faitement l'écume. C'est ainsi que les sceptiques essayèrent à l'origine de parvenir à la sérénité de l'âme, en résolvant la contradiction des phénomènes et des noumènes; n'y pouvant parvenir, ils doutèrent, et aussitôt leur doute fut suivi de la sérénité, comme un corps l'est de son ombre.

« Nous ne disons pas toutefois que le sceptique soit à l'abri de toute inquiétude. Il est des nécessités douloureuses qu'il lui faut subir. Il souffre du froid, de la faim et de tous les besoins de cette espèce. Mais au lieu que les autres hommes en souffrent doublement, d'abord par l'effet des besoins eux-mêmes, ensuite par l'idée que ce sont là des maux réels et absolus, le sceptique débarrassé de ce préjugé, se résigne avec une modération supérieure.

<«< Ainsi donc, dans le domaine de l'opinion, la sérénité, dans celui des choses nécessaires, la modération, telle est la fin du scepticisme. Quelques sceptiques distingués ajoutent, dans les recherches sur les objets scientifiques, le doute. »

C'est à Ænésidème et Timon que Sextus fait allusion en terminant ce chapitre, et il est incontestable que la doctrine morale qui s'y trouve contenue fut celle de toute l'école sceptique 2.

Quant à cette doctrine prise en elle-même, elle ne soutient pas l'examen. Et lorsqu'on a montré qu'elle

1 Cf. Le passage de Diogène cité plus haut.

2 Hyp. Pyrrh. III passim. Adv. Math. 442-495. Cf. Arist. ap. Eus. Præp. Ev. XIV, 18.

est la conséquence logique et avouée du scepticisme, on a tout dit; car le scepticisme et son ouvrage s'accusent mutuellement.

S'imaginer qu'en poussant l'homme au doute absolu et le précipitant dans cette ignorance terrible de toutes choses qui laisse la raison sans lumière et la vie sans objet, on portera dans son âme la paix et la sérénité, c'est en vérité un étrange renversement de raison et un prodigieux oubli de toutes les conditions de l'existence morale. Pour celui qui gémit sincèrement d'un doute momentaně, je ne puis avoir, dit Pascal, que de la compassion... «Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession; et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature 1. »

Le doute, en effet, sur de certains objets qui passent la raison peut être un état éminemment philosophique et c'est en ce sens qu'il faut pardonner à Montaigne d'avoir dit que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite. Mais le doute sur ce qui touche à nos besoins les plus élevés et tout à la fois les plus impérieux, le doute permanent sur Dieu, sur le bien, sur l'avenir, ce serait la plus affreuse et la plus intolérable des tortures, ou le dernier degré d'abaissement de l'humanité.

Ainsi, le scepticisme, après avoir corrompu les sources de l'intelligence, va jusqu'à tarir celles de

1 Pascal. Pensées, 7.

la vie. Ce n'est plus vivre en effet que de vivre sans rien croire. Et suivant la forte parole d'un ancien, l'homme qui en est là n'est déjà plus un homme; c'est une plante, potos put. (Aristote, Métaph. IV.)

CHAPITRE SEPTIÈME

ÆNÉSIDÈME DISCIPLE D'HÉRACLITE.

Lorsqu'on recueille les témoignages que l'antiquité nous a laissés sur Ænésidème, et qu'on en rapproche les fragments épars de ses écrits, on est frappé du contraste singulier qui se révèle dans le caractère de ces divers documents. En examinant la plupart d'entre eux, on y découvre le développement régulier d'un scepticisme fortement conçu et dont la rigueur le dispute à la hardiesse. Mais si l'on tourne les yeux vers de certains textes qui, pour être moins nombreux que les autres, n'en sont pas moins authentiques, on se trouve brusquement jeté dans un ordre d'idées tout nouveau. Ce n'est plus au scepticisme qu'on a affaire, mais à un dogmatisme très-net, très-arrêté et j'ajoute, très-exclusif. Au lieu d'arguments contre le critérium de la vérité, les signes, les causes, on rencontre des affirmations tranchantes sur le principe universel, le temps,

LE SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME.

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le mouvement. On vient de laisser Ænésidème occupé à reconstituer l'école pyrrhonienne; le voici maintenant qui entreprend de rajeunir un de ces antiques systèmes qui semblaient avoir péri pour jamais avec l'école d'Ionie. L'héritier de Pyrrhon a disparu pour céder la place au disciple d'Héraclite.

Si l'on essaye de se rendre compte de cette singularité, la première idée qui vienne à l'esprit, c'est qu'on est dupe d'une confusion de personnes, qu'il a sans doute existé jdeux Ænésidème, l'un attaché à l'héraclitéisme, l'autre au scepticisme universel.

Cette conjecture semble-t-elle arbitraire? Voici une hypothèse qui paraît au moins très-spécieuse. Le sceptique Ænésidème vivait à une époque où de toutes parts les philosophes revenaient aux anciens systèmes1; il habitait Alexandrie, ville d'érudition et de critique. N'aura-t-il pas fort bien pu composer un commentaire sur la philosophie d'Héraclite, sans admettre cette philosophie pour son propre compte? Et ces mots que Sextus répète en plus d'un endroit, Αἰνησίδημος κατὰ Ηράκλειτον ne sont-ils pas des renvois à ce commentaire ??

Mais supposez enfin que les témoignages historiques

1 C'est à l'époque où Nicolas de Damas, Alexandre d'Égé commentaient Aristote, où Q. Sextius, Sotion d'Alexandrie, Euxenus d'Héraclée renouvelaient le Pythagorisme; Thrasylle de Mendes, Plutarque, Albinius et beaucoup d'autres, la doctrine de Platon.

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