Page images
PDF
EPUB

choses que l'abstraction a un instant séparées, la nature nous les donne comme inséparables.

En deux mots, vous dites: la loi de la causalité est une loi de l'intelligence. Donc ce n'est pas une loi de l'être.

Nous disons, nous : Ou la loi de la causalité n'est ni une loi de l'intelligence, ni une loi de l'être, et la conscience nous trompe. Ou la loi de la causalité est telle que la conscience nous la donne, c'est-à-dire loi de l'intelligence et tout ensemble loi de l'être.

Nous avons discuté avec une étendue proportionnée à son importance chaque partie essentielle de l'argumentation d'Enésidème; peu de mots suffiront pour en marquer le caractère général et en apprécier la portée et la valeur philosophiques.

Aucun sceptique, avant Ænésidème, n'avait eu l'idée de discuter la possibilité et la légitimité d'une de ces notions a priori qui constituent la métaphysique et la raison, afin de les détruire l'une et l'autre par leur racine et pour ainsi dire d'un seul coup. Cette idée est hardie et profonde. Mûrie par le temps et fécondée par le génie, elle a produit dans le dernier siècle la Critique de la Raison pure et un des mouvements philosophiques les plus considérables qui aient agité l'esprit humain 1.

On ne peut non plus méconnaître qu'Enésidème n'ait fait preuve d'une grande habileté, lorsque pour contester l'existence de la relation de cause à effet, il s'est

1 Voyez la TROISIÈME ÉTUDE du présent ouvrage.

placé tour à tour à tous les points de vue d'où il est réellement impossible de l'apercevoir.

C'est ainsi qu'il a parfaitement établi, avant Hume, qu'à ne consulter que les sens, on ne peut saisir dans l'univers que des phénomènes avec leurs relations accidentelles, et jamais rien qui ressemble à une dépendance nécessaire, à un rapport de causalité.

Que si l'on néglige les idées grossières des sens pour s'élever à la plus haute abstraction métaphysique, Ænésidème force le dogmatisme de confesser que l'action de deux substances de nature différente l'une sur l'autre, ou même celle de deux substances simplement distinctes, sont des choses dont nous n'avons aucune idée.

Et de tout cela, il conclut que la relation de causalité n'existe pas dans la nature des choses.

Mais d'un autre côté, obligé d'accorder que l'esprit humain la conçoit et ne peut pas ne pas la concevoir, il s'arrête à ce moyen terme, que la loi de la causalité est à la vérité une condition, un phénomène de l'intelligence, mais qu'elle n'existe qu'à ce seul titre; et de là, le scepticisme absolu en métaphysique. Telle est la substance des arguments d'Enésidème.

Voici en quelques mots notre réfutation.

1° De ce que les sens ne peuvent apercevoir le rapport nécessaire de causalité, il ne résulte qu'une chose, c'est qu'il y a d'autres sources de connaissances que les sens, et que la philosophie qui soutient le contraire ne peut échapper au scepticisme absolu que par l'inconséquence.

2o Il est vrai que nous ne comprenons pas comment les substances agissent les unes sur les autres; mais on n'a pas le droit d'en inférer que cette action réciproque soit impossible; tout s'explique infiniment mieux en admettant que Dieu a placé ce secret avec tant d'autres au-dessus de la portée de notre raison.

:

3o Ænésidème a su choisir sans doute certains points de vue, d'où il est difficile ou impossible d'apercevoir la relation de causalité. Mais il en a oublié un, et c'est celui-là précisément où la réalité de cette relation éclate avec une pureté et tout à la fois une autorité incomparables, je parle du point de vue de la conscience. Il y a trois choses en effet qu'un homme qui s'observe avec exactitude, ne peut méconnaître la première, c'est que le moi est une force, une force toujours active, une force dont la vie même est ce rapport permanent de la cause avec ses effets que le scepticisme conteste; la seconde, c'est que la raison, après avoir recueilli dans un fait primitif de conscience la relation de causalité, l'élève spontanément au caractère d'une loi absolue de l'intelligence et des choses; la troisième enfin, c'est qu'à côté des phénomènes de l'activité volontaire, il en est d'autres qui sont essentiellement impersonnels et que le moi ne peut par conséquent s'imputer. Ces trois faits constatés par une psychologie attentive et régulièrement développés conduisent à trois dogmes fondamentaux, savoir : la réalité et le caractère propre de l'existence personnelle, la nécessité et la valeur absolue de la loi de la causalité, enfin, l'existence des causes extérieures et de cette Cause souve

raine qui produit, maintient et coordonne toutes les autres.

Ainsi donc, il a suffi à Ænésidème de méconnaître ou de défigurer un seul phénomène de conscience pour être conduit par la rigueur et la sagacité même de son esprit à nier la possibilité de la métaphysique. Mais une analyse psychologique, exacte et sévère, dissipe comme une fumée toute cette dialectique laborieuse, et le fait le plus simple devient la base inébranlable de la science la plus haute.

CHAPITRE SIXIÈME

SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME SUR LES QUESTIONS MORALES.

Nous savons par le petit nombre de renseignements qui nous sont restés sur les opinions morales d'Enésidème, qu'elles étaient en parfaite conséquence avec l'esprit de toute sa doctrine. Mais les indications de Sextus, de Photius et de Diogène sont si générales, si courtes, et l'interprétation en est d'ailleurs si facile qu'il n'y aurait ici ni intérêt ni profit à insister longue

ment.

C'est dans les trois derniers livres du Iluppwviov λóyot qu'Enésidème discutait avec étendue les problèmes moraux. Voici le résumé que donne Photius de cette partie de l'ouvrage :

« Le sixième livre traite des biens et des maux, des choses désirables et de celles qu'il faut fuir. Ænésidème s'y moque également de ce qu'on nomme les objets indifférents du premier ordre et du second, tà

« PreviousContinue »