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AVANT-PROPOS

Le scepticisme, entendu dans son sens le plus rigoureux, est l'opposé du dogmatisme. Il consiste, non pas dans une simple disposition de l'esprit à douter, non pas dans un doute partiel, mais dans un doute systématique et universel, aussi précis que la science, aussi vaste que l'esprit humain. Son origine et son développement tiennent à des causes générales inhérentes à la nature de l'esprit humain, et aussi à des causes particulières, à l'état moral de telle société, à telle situation de la philosophie en un moment donné, par exemple l'état de la société et de la philosophie françaises à la fin du dix-huitième siècle.

La psychologie et l'histoire ont signalé dès longtemps les causes générales du scepticisme et marqué la loi de son développement. Je n'ai besoin que de les rappeler. L'homme abuse de tout, même des meilleures

choses. L'homme abuse de la foi : il devient fanatique. L'homme abuse de la science: il veut tout savoir, tout expliquer. L'homme abuse du doute: il devient sceptique. Tant qu'il y aura des hommes, il y aura des abus, il y aura des sceptiques.

Mais comment cet abus du doute qui est le scepticisme devient-il, non plus une simple disposition de l'esprit humain, mais un système, une école de philosophie? L'histoire nous l'apprend. L'esprit sceptique n'apparaît jamais qu'après un grand développement de l'esprit dogmatique. Là où la spéculation n'a pas abordé le problème de la nature et de l'origine des choses, il. n'y a point de scepticisme. Dans l'Inde, point de sceptiques; pourquoi? C'est que la raison n'a pas encore essayé ses forces d'une manière grande et complète. Au moyen âge, point de sceptiques, parce que la foi religieuse domine, parce que les problèmes philosophiques ne sont pas abordés de front. Le scepticisme a commencé en Grèce, parce qu'en Grèce s'est produit le premier grand développement de la raison humaine. Les premiers philosophes de la Grèce abordent le problème philosophique avec une ardeur et une naïveté admirables, Lisez leurs écrits, les débris du moins qui nous en restent; ils parlent de la nature des choses, mais chacun envisage l'univers à un point de vue particulier. Thalès, Héraclite n'en voient que la surface mobile et réduisent tout à un éternel devenir. Pythagore et Parménide ne s'attachent qu'au principe immuable, aux nombres, à l'unité, à l'être. De là deux grandes écoles. Un jour elles se rencontrent à Athènes,

se heurtent, se brisent. Le scepticisme apparaît sous la forme de la sophistique.

Poursuivez. Socrate apporte une méthode nouvelle. La spéculation reprend son essor. Platon fonde son école, attire à lui toutes les intelligences et a pour auditeurs Speusippe et Xénocrate, Aristote, Démosthène, Euripide, sans parler des orateurs hommes d'Etat et généraux d'armée. Mais voici Aristote qui élève école contre école. Il combat son maître sur tout l'ensemble des problèmes philosophiques, et établit à son tour sa doctrine, Nouvel antagonisme entre l'Académie et le Lycée; nouvelle lutte. Le scepticisme se montre sous la forme du pyrrhonisme.

Mais la sève de la philosophie grecque n'est pas épuisée. Deux grandes écoles se partagent les esprits pendant trois siècles, l'école épicurienne et l'école stoïcienne. Elles luttent; elles se portent des coups mortels. Qui profite de ce combat? Le scepticisme, d'abord sous le nom d'école académique, de nouvelle Académie, d'école de la probabilité, puis, bannière déployée, sous le nom de nouveau pyrrhonisme; et ici, vous voyez le plus grand développement de l'esprit sceptique de la Grèce. Les livres de Sextus Empiricus sont l'arsenal complet du scepticisme grec, personnifié dans Ænésidème.

Aux jours de la renaissance, même spectacle. Le scepticisme se montre d'abord sous la forme antique, comme les écoles dogmatiques. Mais ce n'est là qu'un prélude. Bacon et Descartes fondent la philosophie moderne. Une lutte s'engage d'une part Hobbes,

Gassendi; de l'autre Descartes, Malebranche, Spinoza. Pendant que les esprits se jettent avec ardeur dans ces voies contraires, un solitaire est là qui observe la lutte des partis. Il raille amèrement Descartes, qui a, dit-il, voulu se passer de Dieu et ne lui accorde qu'une chiquenaude pour donner le branle au monde. Il attaque les idées innées : Les principes qu'on appelle innés ne sont peut-être que nos principes accoutumés. Il semble être pour le droit de la force avec Hobbes; et d'un autre côté cette philosophie sensualiste ne peut le satisfaire. Il conclut que se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher. Pendant ce temps, un philosophe d'une humeur moins sérieuse et mélancolique, se plaît à se faire l'avocat de toutes les causes. Il est cartésien contre les matérialistes, gassendiste avec les cartésiens; il est manichéen au besoin.

Vient un nouveau développement de la philosophie dogmatique, provoqué par Locke et ses disciples d'une part, de l'autre par Leibnitz, Wolf et les siens. Le scepticisme réapparaît à son tour, et cette fois avec toute sa puissance. D'abord il attaque la raison sur un point capital son représentant, c'est David Hume. Grand historien, grand écrivain, grand économiste et moraliste, Hume est surtout en métaphysique un sceptique de la plus grande force. C'est lui qui a concentré toute la question métaphysique sur l'idée de cause et qui a montré que cette idée supprimée, la métaphysique croule. Un seul homme a surpassé Hume, c'est Kant.

Kant déclare une guerre générale au dogmatisme.

Jamais on n'avait fait le procès à la métaphysique avec cet appareil formidable; jamais on n'avait dirigé contre le dogmatisme de si puissantes machines. Kant décompose la raison humaine en ses éléments essentiels, et examinant tour à tour la sensibilité, l'entendement et la raison, il entreprend de prouver que nos principes a priori n'ont qu'une valeur subjective et un usage expérimental. Comme contre-épreuve de cette savante et profonde analyse, la plus pénétrante qui ait été faite depuis Aristote, il développe un système de dialectique d'où il résulte que ni Dieu, ni l'âme, ni les causes premières des phénomènes de l'univers ne sont accessibles à la raison humaine. La Critique de la raison pure pèse encore sur la philosophie et sur notre état moral. Elle a fait à la métaphysique des blessures profondes encore mal guéries. C'est Kant qui a jeté l'Allemagne, par réaction, dans cette sorte de délire d'où à peine elle est éveillée. C'est Kant qui a répandu dans toute l'Europe l'esprit de doute; Kant qui a fait tourner l'école écossaise au scepticisme, et qui menace aujourd'hui d'y jeter l'école française.

Ceci m'amène à signaler les causes particulières qui, indépendamment du développement de l'esprit sceptique, favorisent de nos jours la renaissance du scepticisme.

La fin du dix-huitième siècle et, pour fixer les idées, les quinze ou vingt années qui ont précédé la Révolution française, ont vu un spectacle unique c'est le plus grand essor d'enthousiasme qui ait jamais éclaté parmi les hommes. On a cru que la philosophie était

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