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prit humain pour travailler ensuite au perfectionnement de la civilisation, tel fut le but que je me proposai. Je m'y vouai dès lors sans partage; j'y consacrai ma vie entière, et dès lors ce nouveau travail commença à occuper toutes mes forces. Le reste du temps que j'ai séjourné en Amérique, je l'ai employé à méditer sur les grands événements dont j'étais témoin; j'ai cherché à en découvrir les causes, à en prévoir les suites.

J'entrevis dès ce moment que la révolution d'Amérique signalait le commencement d'une nouvelle ère politique; que cette révolution devait nécessairement déterminer un progrès important dans la civilisation générale, et que sous peu de temps elle causerait de grands changements dans l'ordre social qui existait alors en Europe. »>

(L'Industrie, t. II, lettre I.)

Lorsqu'éclata la révolution française, Saint-Simon était en Espagne. Il revint à Paris, mais il se tint à l'écart, et ce qui fait honneur à son génie et à son caractère, il ne voulut prendre aucune part active aux affaires politiques malgré son enthousiasme pour le progrès des sociétés. Le descendant des comtes de Vermandois vit crouler sans regrets l'ordre politique que son ambition personnelle aurait pu le faire chérir. Son âme n'était pas éprise de cet égoïsme mesquin. S'il ne se mêla pas à l'étrange et sanglant drame qui se jouait alors, c'est qu'il vit promptement que ce n'était là que l'œuvre

de destruction, et que son esprit était avant tout organisateur.

Saint-Simon n'aimait pas la fortune comme but, mais seulement comme moyen. Fonder une grande école scientifique et un grand établissement industriel, voilà quelle fut mon ambition, écrit-il.

La fortune de sa maison avait disparu comme tant d'autres. Il se jeta dans les affaires, s'associa au comte de Rodern, et après sept années de travaux se retira avec cent quarante-quatre mille livres. Dès lors sa carrière commerciale fut terminée, il ne songea plus qu'à étendre ses connaissances. Il alla se loger en face de l'École Polytechnique, attirant les savants par les charmes d'une réception pleine d'aménité. Ses longues conversations avec les physiciens, les astronomes et les mathématiciens les plus célèbres de l'époque, eurent de grands résultats pour lui. Alors il s'entoura de physiologistes, et alla s'établir près de l'École-de-Médecine.

Après ces expériences, Saint-Simon parcourut l'Angleterre et l'Allemagne. Il trouva partout l'anarchie dans la science, l'individualisme le plus extrême, et chercha en vain à concilier des savants que n'unissait plus aucune doctrine sociale. S'il faut en croire les anecdotes que l'on raconte sur Saint-Simon, il y avait en lui un singulier mélange de force et de vanité, et je ne sais quelle absence de bon sens qui le compromettait étrangement dans les actes de la vie privée. On se rappelle le salut si

comique qu'il se faisait adresser tous les matins. On rapporte que, passant à Genève, il sollicita la faveur d'être reçu à Coppet, et qu'il présenta ainsi ses hommages à madame de Staël : « Madame, vous êtes la femme la plus extraordinaire du monde, comme j'en suis l'homme le plus extraordinaire; à nous deux nous ferions sans doute un enfant 'encore plus extraordinaire. » Madame de Staël avait trop d'esprit pour ne pas prendre le parti de rire de cette singulière proposition. Toutefois nous rapportons ceci sans l'affirmer, mais comme un bruit accrédité par divers biographes; et après tout, SaintSimon ne serait pas le premier homme supérieur sujet à ces bizarreries de caractère.

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Pendant une année Saint-Simon se jeta dans le désordre; ses défenseurs ont dit que c'était pour acquérir l'expérience de la vie. Le génie n'a pas besoin de ces moyens indignes pour arriver à la science. C'est là une erreur des esprits vulgaires. Saint-Simon se ruina ainsi complétement. Il tomba dans la misère, et eut à lutter contre cette terrible épreuve des hommes d'art et d'étude. Il paraît qu'il s'y montra courageux et patient. C'est dans cette position malheureuse qu'il entreprit ses importants travaux. Napoléon avait dit à l'Institut: Rendezmoi compte de la science depuis 1789, dites-moi quel est son état actuel, et quels sont les moyens à employer pour lui faire faire des progrès.

Saint-Simon écrit son introduction aux travaux

scientifiques du XIXe siècle qui forment, avec les Lettres au bureau des longitudes, les Lettres sur l'Encyclopédie et des mémoires encore manuscrits sur la gravitation et sur la science de l'homme, la série de ses travaux philosophiques.

La restauration arrive; le nom de Saint-Simon ouvrait au philosophe la carrière des honneurs et de la fortune, mais la hardiesse de sa pensée l'en éloignait invinciblement. Le descendant de Charlemagne était alors simple copiste au Mont-de-Piété. Ses appointements étaient de 1,000 francs par année. Saint-Simon, caché dans cet obscur bureau, publia en 1819, sous le titre de Parabole, une brochure qui est une assez sanglante ironie contre toutes les prétentions aristocratiques qui s'étalaient et s'intriguaient alors.

« Nous supposons, écrit-il, que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers poëtes, etc., en tout les trois mille premiers savants, artistes et artisans de France.

>> Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus imposants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation et qui la rendent productive dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française, ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus

de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation et sa prospérité. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d'une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n'est pas prodigue d'anomalies, surtout de cette espèce.

» Passons à une autre supposition: admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu'elle possède dans les sciences, dans les beauxarts et dans les arts et métiers, mais qu'elle ait le malheur de perdre le même jour Monsieur, frère du roi, monseigneur le duc d'Angoulême, monseigneur le duc de Berry, monseigneur le duc d'Orléans, monseigneur le duc de Bourbon, madame la duchesse d'Angoulême, madame la duchesse de Berry, madame la duchesse d'Orléans, madame la duchesse de Bourbon et mademoiselle de Condé,

» Qu'elle perde en même temps tous les grandsofficiers de la couronne, tous les ministres d'État, tous les maîtres des requêtes, tous les maréchaux, tous les cardinaux, archevêques, évêques, grandsvicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et en sus de cela les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noble

ment.

» Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu'ils sont bons, parce qu'ils ne sauraient

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