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car déjà les termes de comparaison nous manquent. Les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens qu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

» Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites. » (I-IX. )

Oui, le mouvement démocratique qui suit son cours dans le monde à travers tous les obstacles, est providentiel. La Restauration est tombée pour s'être imaginé que l'humanité reculerait devant la volonté de quelques hommes; et tout pouvoir qui ne sera pas à la tête de cette évolution sociale, est destiné à périr ainsi. Nous pensons, comme M. de Tocqueville, que la tâche des gouvernements est de comprendre et de diriger cette marche mystérieuse des peuples chrétiens. Nous pensons que le premier devoir des gouvernements est d'instruire le peuple, de seconder de tous leurs moyens la renaissance religieuse qui s'opère aujourd'hui dans les esprits. C'est une erreur profonde de penser que sans la religion il soit possible de moraliser une nation; la société ne vit pas seulement de pain, mais de

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vérité. Quand l'idée religieuse est éteinte dans le peuple, il devient une foule brutale et sans frein. Que tout soit donc fait pour l'éducation religieuse ; là est notre avenir amélioration du sort matériel du peuple; mais, et avant tout, culture de son intelligence et de son cœur. M. de Tocqueville remarque avec raison que la grande révolution sociale qui se poursuit sous nos yeux a toujours marché au hasard. << Jamais, dit-il, les chefs de l'Etat n'ont pensé à rien préparer d'avance pour elle; elle s'est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes, les plus morales de la nation n'ont point cherché à s'emparer d'elle afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages. » Cette remarque doit être méditée par tous les hommes qui ont une influence quelconque sur les affaires de l'Etat, depuis le ministre, depuis le roi, jusqu'au plus obscur électeur municipal de la plus obscure commune. Tant que le pouvoir n'aimera pas la démocratie, la démocratie haïra le pouvoir; si au contraire le pouvoir a l'instinct de l'époque, s'il n'a plus peur de la démocratie, l'aversion du peuple cessera, et il ne regardera plus le pouvoir comme un ennemi qu'il doit détruire. Le pouvoir est une protection; et il ne faut pas se dissimuler une vérité irrécusable, c'est que le monde a été ensanglanté parce que le pouvoir, au lieu de protéger, a été oppresseur, surtout parce qu'il n'a pas eu l'intelligence du mouvement mys

térieux qui emporte la société et qui n'est que le développement de la parole du Christ. M. de Tocqueville remarque avec une profonde raison que la liberté qui ne marche pas appuyée sur la religion ne peut être une source de bonheur pour les peuples. Il trouve partout en Amérique cette bienfaisante alliance. «La religion, dit-il, voit dans la liberté civile un noble exercice des facultés de l'homme; dans le monde politique, un champ livré par le Créateur aux efforts de l'intelligence, libre et puissante dans sa sphère. Satisfaite de la place qui lui est réservée, elle sait que son empire est d'autant mieux établi qu'elle ne règne que par ses propres forces et domine sans appui sur les cœurs.

» La liberté voit dans la religion la compagne de ses luttes et de ses triomphes, le berceau de son enfance, la source divine de ses droits. Elle considère la religion comme la sauvegarde des mœurs; les mœurs comme la garantie des lois, le gage de sa propre durée. » (I-172.)

M. de Tocqueville est saisi d'une grande douleur à la vue du divorce de la religion et de la liberté dans notre France. « Où sommes-nous donc? dit-il ; les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté attaquent les religions; des esprits nobles et généreux vantent l'esclavage, et des ames basses et serviles préconisent l'indépendance; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de tous les progrès, tandis que des hommes sans patrio

tisme et sans mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières.

>> Tous les siècles ont-ils done ressemblé au nôtre? L'homme a-t-il toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne s'enchaîne, où la vertu est sans génie et le génie sans honneur; où l'amour de l'ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois; où la conscience ne jette qu'une clarté douteuse sur les actions humaines, où rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux?» (Int., p. 17.)

Voilà un lugubre tableau. Pascal dit, avec sa hauteur de vue habituelle, qu'il ne faut pas trop parler à l'homme ni de sa bassesse ni de sa grandeur. Il faut aussi se défier de l'exagération quand on parle aux peuples. Selon nous, dans ces lignes M. de Toqueville n'a pas cette appréciation froide qui lui est habituelle. Il n'y a plus à combattre les idées religieuses que des hommes sans portée, qui comprennent la liberté autant que la religion; et, Dieu merci, les hommes religieux dont le nom retentit en France ne combattent pas la liberté. Sont-ce des ennemis de la liberté que MM. de Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, Gerbet, Lacordaire et tant d'autres que je ne nomme pas pour ne point faire de cette page une liste de noms propres ? Quels sont donc les esprits nobles et généreux qui s'oublient à ce point de vanter l'esclavage?

M. de Tocqueville prétend que, dans ce siècle, la vertu est sans génie. Tout le monde a écrit (et c'est vrai) qu'un des signes caractéristiques du génie dans ce temps est la pensée religieuse. Quant à son assertion, que le génie est sans honneur, elle me semble encore bien contestable. Nous savons autant que qui que ce soit combien l'aristocratie d'argent et la petite bourgeoisie manquent généralement de lumières et de grandeur. Mais nous ne les accusons pas « de confondre l'amour de l'ordre avec le goût des tyrans. » Nous reconnaissons que la conscience ne jette qu'une clarté douteuse sur les actions humaines; ceci n'est malheureusement que trop vrai pour une grande partie de la société. La soif de parvenir éteint la probité dans les âmes qui se trainent dans les intrigues et les bassesses.

Cette page de M. de Tocqueville nous semble l'appréciation d'une âme noble qui, ici, s'est laissé influencer par quelques vues de détails. Toutefois à l'aspect de ce cloaque aperçu par son imagination, l'écrivain est loin de désespérer de l'avenir. Il croit à l'organisation harmonieuse de la démocratie; et c'est pour nous un consolant spectacle que cet accord de tant d'hommes élevés qui, reniant les folies de nos pères, croient à la religion et à la liberté.

Quand cette confiance sera partagée par un grand nombre de citoyens, nous sortirons de l'état de torpeur où la France s'endort aujourd'hui, état

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