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Molière, à prouver que ce grand homme n'a pas voulu peindre l'avarice, mais quelque avare de son temps, dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d'Harpagon?

Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire connaître aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les mœurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célébrité, et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que la Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin de le remarquer; c'est à ce genre d'explication que nos notes se bornent.

La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en tête du petit volume intitulé Maximes et Réflexions morales extraites de la Bruyère. Ce morceau, qui renferme une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu'ingénieuse du talent de la Bruyère, considéré comme écrivain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de cet académicien, si distingué par la finesse de son esprit, la politesse de ses manières, et l'élégance de son langage. Nous y avons ajouté un petit nombre de notes principalement faites pour compléter ce qui regarde la personne de la Bruyère, par quelques particularités que l'auteur a omises ou ignorées.

NOTICE

SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS

DE LA BRUYÈRE,

PAR M. SUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

I

Jean de la Bruyère naquit à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc 2; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçu à l'Académie française en 1693, et mourut en 16963.

Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l'attention que le monarque donnait aux productions du génie réfléchissait sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir. On ne connaît rien de la famille de la Bruyère 4, et cela est fort indifférent; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre

D'autres ont dit dans un village proche de Dourdan.

2 M. le duc Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV: mort en 1710. Des biographes ont prétendu que l'élève de la Bruyère avait été le duc de Bourgogne; ils se sont trompés.

L'abbé d'Olivet raconte ainsi sa mort : « Quatre jours auparavant, «< il était à Paris dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, où << tout à coup il s'aperçut qu'il devenait sourd, mais absolument sourd. << Il s'en retourna à Versailles, où il avait son logement à l'hôtel de Condé; << et une apoplexie d'un quart d'heure l'emporta, n'étant àgé que de cin<< quante-deux ans. >>

On sait au moins qu'il descendait d'un fameux ligueur du même nom, qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil.

de vie, la tournure de son esprit dans la société ; et c'est ce qu'on ignore aussi

Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre, ou qui s'y crurent désignés 2; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste.

<< On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui « ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant << un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire << naître ; poli dans ses manières, et sage dans ses discours; craignant << toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit 3. (Histoire de l'Académie française).

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'On ne l'ignore pas totalement; et l'auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l'abbé d'Olivet, où il est question précisément du caractère de la Bruyère, de son genre de vie, et de son esprit dans la société.

2 M. de Malézieux, à qui la Bruyère montra son livre avant de le publier, lui dit : Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis.

3 On peut ajouter à ce peu de mots sur la Bruyère ce que dit de lui Boileau dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai 1687, année même de la publication des Caractères : « Maximilien m'est venu voir << à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort hon<< nête homme, et à qui il ne manquerait rien, si la nature l'avait fait «< aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du sa« voir, et du mérite. » Pourquoi Boileau désigne-t-il la Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portait pas ? Était-ce pour faire comme la Bruyère lui-même, qui peignait ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire ancienne? Par le Théophraste de la Bruyère, Boileau entend-il sa traduction de Théophraste, ou l'ouvrage composé par lui à l'imitation du moraliste grec? Je croirais qu'il s'agit du dernier. Boileau semble reprocher à la Bruyère d'avoir poussé un peu plus loin qu'il ne convient l'envie d'être agréable; et, suivant ce que rapporte d'Olivet, il n'avait aucune ambition, pas même celle de montrer de l'esprit. C'est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, parait trop constamment animé du désir de produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentit pas un peu; je me rangerais donc volontiers à l'opinion de Boileau. Quoi qu'il en soit, ce grand poëte estimait la Bruyère et son livre : il n'en faudrait

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connaissait trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais qu'il put aimer la société sans s'y livrer; qu'il devait être très-réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentait si bien, trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les faiblesses de l'amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta le succès du livre de la Bruyère, le temps y a mis le sceau: on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues'; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes: car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute la Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portraits, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagina

pas d'autre preuve que ce quatrain qu'il fit pour mettre au bas de son portrait :

Tout esprit orgueilleux qui s'aime

Par mes leçons se voit guéri,

Et, dans ce livre si chéri,
Apprend à se haïr lui-même.

Je doute de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu'il avait parlé de son propre ouvrage; et l'opinion s'en établit tellement, que ses ennemis même lui firent honneur de ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de la Bruyère nia que les Caractères eussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en est fait depuis cette discussion; mais j'aurais peine à croire qu'il s'en fût fait beaucoup : pour le fond et pour la forme, les Caractères sont peu traduisibles.

tion, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poëte comique : aussi a t-on comparé la Bruyère à Molière; et ce parallèle offre des rapports frappants : mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer la Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avait pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine; la Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines; la Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et la Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux ; la Bruyère a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand horizon, et que son esprit avait plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé Du Souverain, ou de la République, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes ; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant, dans ce même chapitre, des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez aujourd'hui, « dit il, ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais « demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.

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