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il croie avoir reçu quelque injure, Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la ville. Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour, avec des ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre (6); repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas; dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre (7); qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats (8); qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux, auprès d'un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple qui ne lui soit insupportable (9). Il ajoute que c'est Thésée qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux (10); et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux (11) avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.

NOTES.

(1) J'aurais intitulé ce chapitre, De l'ambition oligarchique. (2) D'après les différentes corrections dont ce passage est susceptible, il faut traduire, ou «< L'oligarchie est une ambition qui désire un pouvoir «< fixe, «< ou bien » qui désire vivement de s'enrichir. » Les deux versions présentent une opposition à l'ambition des démagogues, qui ne briguent qu'une autorité passagère, et qui recherchent plutôt l'autorité que les richesses. Selon Aristote, l'oligarchie est une aristocratie dégénérée par le vice des gouvernants, qui administrent mal, et s'approprient injustement la plupart des droits et des biens de l'État, conservent toujours les mêmes personnes dans les places, et s'occupent surtout à s'enrichir (3) La fin de cette phrase était très-mutilée dans l'ancien texte, et la Bruyère l'a traduite d'après les conjectures de Casaubon. Le manuscrit du Vatican, en y faisant une légère correction que le sens exige impérieusement, porte : « Le partisan de l'oligarchie s'y oppose, et dit qu'il <<< faut donner à l'archonte un pouvoir illimité; et si l'on proposait d'ad<< joindre à ce magistrat dix citoyens, il persisterait à dire qu'un seul << suffit. >> On peut voir dans le chap. xxxiv du Voyage du jeune Anacharsis les formalités ordinaires de la direction des cérémonies publi. ques.

(4) Le traducteur a ajouté ces mots : Théophraste n'indique cette opinion que par le vers d'Homère, dont la traduction littérale est: a La

multiplicité des chefs ne vaut rien, il faut qu'un seul gouverne. » Iliad. li, v. 204.

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(5) Le grec dit, « cessons de fréquenter les gens en place. » Et d'a«près le manuscrit du Vatican la phrase continue, » et s'il en a eté of<<< fensé ou mortifié personnellement, il dit: Il faut qu'eux ou nous «< abandonnions la ville. » On se rappelle que, du temps même de Théophraste, le gouvernement d'Athènes fut changé deux fois par des chefs macédoniens. L'exil des chefs du parti vaincu était une suite ordinaire des révolutions de ce genre.

(6) Le grec dit «< d'une coupe moyenne. » (Voyez chap. IV, note 9. Le manuscrit du Vatican ajoute, « relevant élégamment son manteau. (Voyez la note 10 du Discours sur Théophraste.)

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(7) Le manuscrit du Vatican ajoute, « à cause des délateurs. >>

(8) Le même manuscrit ajoute ici : «< qu'il ne sait ce que pensent les hommes qui se mêlent des affaires de l'État, tandis que les fonctions publiques sont si désagréables à cause de l'espèce de gens qui les con« fère et en dispose. » C'est ainsi du moins que je crois que l'on peut expliquer la fin de cette phrase, très-obscure dans le grec.

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(9) Nous trouvons encore dans la même source l'addition suivante : Quand cesserons-nous d'être ruinés par des charges onéreuses qu'il << faut supporter, et des galères qu'il faut équiper? »

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(10) Thésée avait jeté les fondements de la république d'Athènes, en établissant l'égalité entre les citoyens. (La Bruyère.) Le manuscrit du Vatican ajoute au texte : « car c'est lui qui a réuni les douze villes, et « qui a aboli la royauté; mais aussi, par une juste punition, il en fut « la première victime. » Mais ces traditions appartiennent plutôt à la fable qu'à l'histoire. (Voyez Pausanias, in Atticis, chap. III.) (II) « De ses concitoyens. >> - M. Barthélemy a imité ce Caractère presque en entier dans son chap. XXVIII, et y a inséré fort ingénieusement plusieurs traits semblables pris dans d'autres auteurs anciens.

CHAPITRE XXVII.

D'une tardive instruction.

Il s'agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence, dans un âge avancé, par un travail souvent inutile (1). Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin (2), où la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois, il apprend de son propre fils les évolutions qu'il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des

armes (3), et quel est l'usage à la guerre de la lance et du bouclier. S'il monte un cheval (4) que l'on lui a prêté, il le presse de l'éperon, veut le manier; et, lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement, et se casse la tête (5). On le voit tantôt pour s'exercer au javelot le lancer tout un jour contre l'homme de bois (6), tantôt tirer de l'arc. et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches; vouloir d'abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l'instruire et à le corriger, comme s'il était le plus habile. Enfin, se voyant tout nu au sortir d'un bain, il imite les postures d'un lutteur; et, par le défaut d'habitude, il les fait de mauvaise grâce, et il s'agite d'une manière ridi-' cule (7).

NOTES.

(1) Le texte définit ce caractère, « un goût pour des exercices qui ne « conviennent pas à l'âge où l'on se trouve. »

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(2) Voyez le chapitre de la Brutalité. (La Bruyère.) Chap. xv, note 5. (3) Au lieu de la fin de cette phrase, que la Bruyère a ajoutée au texte, le manuscrit du Vatican ajoute, d'après une conjecture ingénieuse de M. Coray,« et en arrière. » Ce manuscrit continue « Il se joint à des jeunes gens pour faire une course avec des flambeaux en l'honneur de quelque héros. S'il est invité à un sacritice fait à Hercule, il jette son << manteau, et saisit le taureau pour le terrasser; et puis il entre dans la palestre pour s'y livrer encore à d'autres exercices. Dans ces petits << théatres des places publiques, où l'on répète plusieurs fois de suite « le même spectacle, il assiste à trois ou quatre représentations consécu«tives pour apprendre les airs par cœur. Dans les mystères de Sabasius, «< il cherche à être distingué particulièrement par le prêtre. Il aime des << courtisanes, enfonce leurs portes, et plaide pour avoir été battu par << un rival. » On peut consulter sur les courses de flambeaux le chapitre XXIV du Jeune Anacharsis; et l'on peut voir au vol. II, pl. 3, des Vuses de Hamilton, un sacrifice fait par de jeunes athlètes qui cherchent a terrasser un taureau. Les distinctions que brigue ce vieillard dans les mystères de Sabasius, c'est-à-dire de Bacchus, sont d'autant plus ridicules, que les femmes concouraient à ces mystères. (Voyez Aristophane, in Lysistrata, v. 388; voyez aussi Démosth., pro Cor., page 314).

(4) Le grec porte : « S'il va à la campagne avec un cheval, etc. » (5) Le manuscrit du Vatican ajoute ici une phrase vraisemblablement altérée par les copistes. D'après Schneider, il faudrait traduire : « Il fait << des pique-niques de onze litres, » c'est-à-dire de onze oboles. « Reste à << savoir, dit cet éditeur, pourquoi cela est ridicule. »

(6) Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices, pour apprendre à darder. (La Bruyère). Cette explication est une conjecture ingénieuse de Casaubon; elle est confirmée en quelque sorte par une lampe antique sur laquelle M. Visconti a vu le palus contre lequel s'exerçaient les gladiateurs, revêtu d'habillements militaires. La traduction littérale de ce passage, tel que le donne le manuscrit du Vatican, serait : « Il joue à la grande statue avec son esclave; » ce qui, par une suite de la même explication, pourrait être rendu par l'expression moderne « Il tire au mur avec son esclave. » Ce manuscrit continue : « II tire de l'arc ou lance le javelot avec le pédagogue de ses enfants. >>

(7) Littéralement : « il s'exerce à la lutte, et agite beaucoup les hanches. » << Le manuscrit du Vatican ajoute, afin de paraitre instruit; >> et continue: « Quand il se trouve avec des femmes, il se met à danser en chan<< tant entre les dents, pour marquer la cadence. »

CHAPITRE XXVIII.

De la médisance.

Je définis ainsi la médisance, une pente secrète de l'âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs. Si on l'interroge sur quelque autre, et que l'on lui demande quel est cet homme, il fait d'abord sa généalogie. Son père, dit-il, s'appelait Sosie (1), que l'on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate; il a été affranchi depuis ce temps, et reçu dans l'une des tribus de la ville (2) pour sa mère, c'était une noble Thracienne; car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d'une ancienne noblesse (3): celui-ci', né de si honnêtes gens, est un scélérat qui ne mérite que le gibet. Et retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec de si belles couleurs (4) Elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins (5) les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu'un qui parle mal d'une personne absente, il relève la conversation. Je suis, lui dit-il, de votre sentiment; cet homme m'est odieux, et je ne le puis souffrir qu'il est insupportable par sa physionomie! y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes? Savez-vous combien il donne à LA BRUYÈRE.

sa femme (6) pour la dépense de chaque repas? trois oboles (7), et rien davantage; et croiriez-vous que, dans les rigueurs de l'hiver, et au mois de décembre (8), il l'oblige de se laver avec de l'eau froide ? Si alors quelqu'un de ceux qui l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes (9). Nul de ses plus familiers amis n'est épargné : les morts même dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue (10).

NOTES.

(1) C'était chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave. (La Bruyère). Le grec porte : « Son père s'appelait d'abord Sosie; dans les troupes il de« vint Sosistrate; ensuite il fut inscrit dans une bourgade. » Le service militaire, quand la république y appelait des esclaves ou leur permettait d'y entrer, était un moyen de s'affranchir, dit l'auteur du Voyage du jeune Anacharsis, chap. vi, sur des autorités anciennes.

(2) Le peuple d'Athènes était partagé en, diverses tribus. (La Bruyère.) Le texte parle de bourgades, sur lesquelles on peut voir le chap. x, note 7. C'était là que se faisait la première inscription. (Voyez Démosthène, pro Cor., page 314.)

(3) Cela est dit par dérision des Thraciennes, qui venaient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis. (La Bruyère.) M. Barthélemy, qui a imité ce Caractère dans le chap. xxvm du Voyage du jeune Anacharsis, fait dire au médisant: « Sa mère est de Thrace, et sans <<< doute d'une illustre origine; car les femmes qui viennent de ce pays « éloigné ont autant de prétentions à la naissance que de facilité dans les mœurs. » Le manuscrit du Vatican ajoute, « et cette chère mai«<tresse s'appelle Krinokorax, » nom dont la composition bizarre pouvait faire rire aux dépens de cette femme: il signifie corbeau de fleurs de lis.

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(4) C'est le traducteur qui a ajouté cette transition; et le manuscrit du Vatican indique clairement qu'il faut commencer ici un nouveau trait, et traduire : « Il dit méchamment à quelqu'un : Ah! je connais bien les << femmes dont tu me parles, et sur lesquelles tu te trompes fort; ce << sont de celles qui épient sur les grands chemins, etc. » Le même manuscrit fait ensuite une autre addition fort obscure, et qui exige plusieurs corrections; on peut la traduire : « Celle-ci surtout est très-habile << au métier ; » et ce que je vous dis des autres n'est pas un conte en l'air : « elles se prostituent dans les rues, sont toujours à la poursuite des << hommes, et ouvrent elles-mêmes la porte de leur maison. » Ce der nier trait a déjà été cité comme une rusticité de la part d'un homme; mais c'était sans doute un signe de prostitution dans une femme, qui devait rester dans l'intérieur de son gynécée, et n'en sortir que bien accompagnée.

(5) La Bruyère, en supposant qu'il est question de la Thracienne, fait

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