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OU

LES MOEURS DE CE SIÈCLE.

Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non lædere; consulere moribus hominum, non officere. ERASM.

AVERTISSEMENT,

PAR M. L. S. AUGER,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement. L'ignorance, l'étourderie, ou le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte, que l'on répète avec une désolante fidélité. On fait plus on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles ; et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Qué fallaitil faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée ou avouée par l'auteur, et la reproduire avec exactitude. C'est ce que nous avons fait pour les Caractères de la Bruyère. Nous ne voulons pas nous prévaloir d'un soin si facile et si peu méritoire; mais nous devons justifier, par quelques exemples, la sévérité avec laquelle nous venons de parler de ceux qui l'ont négligé.

La Bruyère, écrivain original et hardi, s'est souvent permis des expressions qu'un usage universel n'avait pas encore consacrées; mais il a eu la prudente attention de les souligner: c'était avertir le lecteur de ses témérités, et s'en justifier par là même. L'aversion des nouveaux typographes pour les lettres italiques les a portés à imprimer ces mêmes mots en caractères ordinaires. Ce changement, qui semble être sans conséquence, fait disparaître chaque fois la trace d'un fait qui n'est pas sans utilité pour l'histoire de notre langue; il LA BRUYÈRE.

I

nous empêche de connaître à quelle époque tel mot, employé aujourd'hui sans scrupule, n'était encore qu'un néologisme plus ou moins audacieux. Nous avons rétabli partout les caractères italiques.

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l'on doit reconnaître, non pas un individu, mais une espèce. Quelquefois il particularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins délicate, ou la louange plus directe, il use de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur; il jette, sur son expression plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avait omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi, quand la Bruyère dit : « Quel besoin a Trophime d'être cardinal? » bien sûr que ni son siècle, ni la postérité, ne pourront hésiter à reconnaître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'aurait pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne; et, comme si ce n'était pas assez clair encore, ils écrivent au bas de la page : « Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. >>

Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire, en élucidant un auteur qui croyait être assez clair, ou qui ne voulait pas l'être davantage. Dans le chapitre De la cour, la Bruyère fait une description qui commence par ces mots : « On parle d'une région, etc., » et qui se termine ainsi : « Les gens du pays le nomment ***; il est à quelque quarante«< huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de << mer des Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme, consiste à décrire Versailles en termes de relation, comme

on ferait de quelque ville de l'Afrique ou des Indes occidentales récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir par cette heureuse fiction combien les mœurs de ce pays nous semble. raient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenait à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France.

Depuis plus d'un siècle les éditions de la Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes, qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de la Bruyère, la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère était le portrait de quelque personnage connu, et l'on voulut savoir les noms des originaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention eût été de peindre telle ou telle personne en particulier; on s'obstina, et, ce qu'il ne voulait ni ne pouvait faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et la Bruyère, qu'elles désolaient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement, sur ce point, il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n'y avait pas une seule clef; il y en avait plusieurs, il y en avait un grand nombre : c'est assez dire qu'elles n'étaient point semblables, qu'en beaucoup de points elles ne s'accordaient pas entre elles. Comme elles étaient différentes, et ne pouvaient, suivant l'expression de la Bruyère, servir à une méme entrée1, elles ne pouvaient pas non plus avoir été forgées et distribuées par une même main; et la main de l'auteur devait être soupçonnée moins qu'aucune autre.

Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de la Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire : c'était perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circulaient manuscri tes, les personnages qu'elles désignaient presque toujours faussement étaient vivants encore, ou décédés depuis peu: elles étaient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux dont elles blessaient l'amour-propre ou les affections; mais plus tard, mais quand les géné rations intéressées curent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques

Voyez la Préface du discours à l'Académie française.

qu'en général elles sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle n'y pourrait trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l'histoire de l'avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus qu'obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu'à nous, et dont on découvrirait tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisse! Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l'assurance na turelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux et jusqu'à trois personnages divers, et que, n'osant décider eux-mêmes, ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité, ni heureusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout encore plus d'une fois le nom d'un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits tout à fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modèle du courtisan hypocrite; et, à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère. Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seraient tous aussi célèbres qu'ils sont presque tous ignorés; quand l'indécision et la contradiction même d'un certain nombre de désignations ne les feraient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y aurait encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur. On ne peut douter, il est vrai, que la Bruyère, en faisant ses portraits, n'ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d'affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle? n'estce pas borner le mérite et restreindre l'utilité de son travail? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image ont été ceux d'un homme et non de l'humanité, d'un individu et non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de genre n'est plus qu'un peintre de portraits, et le moraliste n'est plus qu'un satirique'. Quel profit y aurait-il pour les mœurs, quel avantage y aurait-il pour la gloire de

« J'ai peint, dit la Bruyère, d'après nature; mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés: me rendant plus difficile, je suis allé plus loin; j'ai pris un trait d'un côté, et un trait d'un autre ; et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vrai semblables..... » Voyez la Préface déjà citée.

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