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Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé pere de trois grands monarques qui se partagerent l'univers comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnoître en eux. J'espere qu'on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverois point le légitime roi du genre-humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde comme Robinson de son isle, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce qu'il y avoit de commode dans cet empire, étoit que le monatque assuré sur son trône n'avoit à craindre ni rebellions ni guerres, ni conspirateurs.

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CHAPITRE III.

Du droit du plus fort.

LE plus fort n'est jamais assez fort pour

être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. Delà le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe: mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car si-tôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la premiere, succede à son droit. Si-tôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement, et puisque le plus fort

a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'estce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeller le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois; non-seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrois la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours,

CHAPITRE IV.

De l'esclavage.

PUISQU'AUCUN homme n'a une auto

rité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourroit-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d'un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auroient besoin d'explication mais tenons-nous-en à celui d'aliéner. Aliéner c'est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d'un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance: mais un peuple pourquoi se vend-il ? Bien loin qu'un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d'eux, et selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à con

dition qu'on prendra aussi leur bien? Je ne vois pas ce qu'il leur reste à conserver. On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit, mais qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministere les désolent plus que ne feroient leurs dissentions? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs miseres? On vit tranquille aussi dans les cachots; en est-ce assez pour s'y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivoient tranquilles, en attendant que leur tour vint d'être dévorés.

Dire qu'un homme se donne gratuite ment, c'est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c'est supposer un peuple de fous la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourroit s'aliéner luimême, il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur liberté leur appartient, nul n'a droit d'en dis

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