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homme qui regardait comme un devoir de conscience de venger un ami, mais surtout lui-même de ce qu'il regardait comme une injure.

Le curé de Vibraye avait, comme tous les écrivains de l'époque, besoin d'un privilège délivré par le chancelier; il savait bien qu'il ne l'obtiendrait pas; mais il était accoutumé à recourir à la ruse. Cependant son secret fut trahi, le chancelier, Louis Boucherat, fut instruit que le livre s'imprimait secrètement à Lyon, chez Plaignard, et il donna ses ordres à l'intendant de cette ville. L'affaire fut conduite avec tant de rapidité et d'adresse, qu'en un clin d'oeil l'imprimerie fut cernée et fouillée; on mit la main sur les feuilles imprimées et on les livra aux flammes. Rancé cherche, dans une lettre à Nicaise, en date du 11 février 1694, à rejeter sur ceux qui avaient combattu son système relativement aux études la conduite de cette affaire, en laquelle il veut voir un complot contre lui; il proteste qu'il n'était pour rien dans la publication de ce livre et il prouve à la fin qu'il était au fait de tous les sentiments de son ami : « Vous jugez bien la peine qu'en a eue l'auteur. »

<< Mon souhait, disait Rancé dans une autre lettre, a été accompli, en ce que le livre ne paraîtra point; mais je suis fâché du déplaisir qu'en a M. Thiers, et il ne se peut pas que je ne le ressente vivement, y étant obligé par justice et à titre de reconnaissance. » Il revient souvent sur cette aventure dans sa correspondance, et il prouve qu'il en ressentait un profond chagrin à cause de son ami imprudemment compromis.

Une fois engagé dans une affaire, Thiers ne savait pas reculer. Il avait fait son livre pour être publié, et il avait juré qu'il le serait en dépit de Louis XIV et de sa police. Quatre ou cinq ans plus tard, vers l'année 1699, il prit si bien ses mesures que l'ouvrage put être imprimé secrètement, sans date, sans nom d'auteur ni d'imprimeur. Il ne parut

point en vente chez les libraires, mais circula clandestinement, aussi est-il fort rare.

L'auteur des Quatre lettres avait été justement blâmé pour le ton de diatribe qu'il avait donné à son ouvrage; Thiers le dépasse encore sous ce rapport. Il y rapporte quantité de conversations plus ou moins exactement, et il fait voir que l'abbé de la Trappe lui communiquait les lettres à lui adressées.

Un admirateur dévoué de Rancé et de Thiers, Dubois, auteur de l'Histoire de l'abbé de Rancé, termine ainsi le chapitre qu'il a consacré à l'apologie de son héros par le curé de Vibraye. « Aucun livre ne se refuse plus que celui de l'abbé Thiers, à toute espèce d'analyse, par le défaut de suite, de lien et d'ensemble. En lisant ces pages inconnues (sic), on regrette qu'une érudition aussi vaste et aussi variée n'ait pas été distribuée avec plus d'ordre et d'économie; qu'un talent aussi éminent n'ait pas été accompagné de plus de jugement et de modération, qu'un esprit si riche et si cultivé ait si souvent glissé dans la satire et le sarcasme, et qu'une imagination si brillante se soit trop souvent souillée de bile et de fiel. « Tel est le jugement d'un ami.

L'humeur querelleuse et chagrine de Jean-Baptiste Thiers le porta à inquiéter plusieurs églises sur les reliques de leurs saints, sur leurs traditions les plus vénérables; mais nous ne pouvons entrer dans ces détails qui demanderaient un volume, nous ne voulons dire qu'un mot au sujet de sa dissertation sur la Sainte Larme de Vendôme, Paris, 1699, in-12. Mabillon écrivit quelques pages qui lui suffirent pour prouver que le curé de Vibraye était à côté de la question. Au lieu de convenir de son erreur, Thiers publia une Réponse à la lettre du P. Mabillon; Cologne, 1700, in-12. Ces deux écrits, qui ne le méritaient guère, ont été réimprimés ensemble à Amsterdam (Paris) en 1750 et ne forment qu'un petit in-12. Dans sa lettre, dom Mabillon conserva toute la mesure et les égards possibles. Sans entrer dans le fond du

débat, il répond aux insinuations et aux attaques de l'impitoyable critique en justifiant la bonne foi de ceux qui conservaient ces reliques, entourées d'une des plus poétiques légendes du moyen âge, et en repoussant les accusations de supercherie et de mise en scène que la critique avait répétées mille fois.

Cette polémique attira à Thiers une mésaventure à laquelle son amour-propre fut très sensible. Jacques Boileau, frère du poète, docteur en Sorbonne et chanoine de la Sainte-Chapelle, tenait un certain rang dans le monde érudit. « C'était, dit Saint-Simon, un gros homme, grossier, assez désagréable, fort homme de bien et d'honneur, qui ne se mêlait de rien, qui prêchait partout assez bien, qui parut à la cour plusieurs avents et carêmes. » On a cru voir dans le chanoine Boileau le type du portrait que la Bruyère a tracé du pédant mis en opposition avec le vrai savant, en qui tous les commentateurs ont reconnu Mabillon : « Un homme à la cour et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large placée haut sur l'estomac, les souliers de maroquin, la culotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques dis tinctions métaphysiques, explique ce que c'est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l'on voit Dieu; cela s'appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit toute sa vie, est un homme docte. »>

Le docteur dont la Bruyère nous a tracé le portrait s'attira la haine la plus acharnée de Jean-Baptiste Thiers par une circonstance que nous trouvons racontée en ces termes dans un manuscrit anonyme, mais certainement du commencement du dix-huitième siècle et qui appartient à l'abbaye de Solesmes.

« Le 16 novembre 1703, j'allai à la Chartreuse de Gaillon où je vis le père dom Bonaventure d'Argonne. Entre autres choses, il me conta que le docteur Boileau l'était venu voir et lui avait dit que M. Thiers avait pour lui une haine qui ne finirait jamais et dont voici la cause.

<< M. Thiers écrivant contre le père Mabillon avait cité l'Apologie d'Hérodote; le père Mabillon lui avait reproché une citation tirée d'un livre si impie; à quoi M. Thiers avait répondu qu'il n'y a point de si mauvais livre où il n'y ait de bonnes choses qu'on ne puisse lire avec profit et par conséquent qui ne puisse être bon à citer ce qui est si vrai, ajoutait M. Thiers, que le savant Philon juif, a fait un traité exprès pour prouver que : Omnis liber bonus.

«La méprise de M. Thiers ne pouvait pas être plus grossière ni plus plaisante. Philon juif a fait un traité où il veut prouver que tout honnête homme, tout homme de bien est toujours libre: Omnis bonus liber. Et M. Thiers qui n'avait lu ni le traité, ni même la table, qui l'aurait désabusé, avait fondé sur ce joli quiproquo la défense de son passage de l'apologie d'Hérodote.

«Le docteur Boileau prétendait être celui qui avait découvert le premier la sottise de M. Thiers et qui l'avait montrée aux autres, et cela ayant attiré des huées sanglantes au bonhomme Thiers, il s'en était pris à M. Boileau. Sur quoi l'Histoire des Flagellans ayant paru, il avait saisi avidement l'occasion d'en faire une critique fort vive pour se venger.

« Voilà l'histoire que me fit dom Bonaventure, et qui, tout mourant qu'il était, le divertissait encore et le faisait rire comme moi. Il ajoutait qu'il avait aussi fort connu M. Thiers, qui même l'était venu voir à Gaillon et y avait une fois passé trois jours. M. Thiers était, selon lui, un homme très vif, très curieux, très attentif à faire des remarques, mais sans solidité, sans principes, et qui ne savait ce que c'est que de raisonner. »

C'était le 16 novembre 1703 que dom Bonaventure d'Argonne faisait le récit que nous venons de transcrire et il mourut à la Chartreuse de Gaillon le 28 janvier 1704, à l'âge de soixante-dix ans et quelques meis. Son jugement sur JeanBaptiste Thiers paraîtra très juste à tous ceux qui ont lu quelques-uns de ses ouvrages, car tous sont écrits dans le même esprit et sur le même modèle. Il avait une mémoire prodigieuse et il avait beaucoup lu il accumule les citations à la suite les unes des autres, sans faire aucune distinction entre la valeur des ouvrages qu'il allègue. Souvent il raconte des anecdotes qui n'ont pas de valeur. Dans sa Critique de l'Histoire des Flagellans (Paris, 1703, in-12), qui passe, il est vrai, pour le plus faible de ses ouvrages, il reproche à Boileau d'avoir écrit sans méthode et il ajoute : « Mais après tout on sait bien que M. Boileau a jeté sur son papier tout ce qu'il a cru qui avait quelque rapport à son sujet; et d'ailleurs il aime si fort à parler, que quand il est au chaur, il chante des deux côtés, ainsi que je l'ai appris de deux de ses confrères, et toujours hors de ton et de note. (p. 64). » Qu'est-ce que cela prouvait contre ce livre dont nous ne voulons pas du tout prendre la défense? N'est il pas comu aussi que tous les hommes se montrent d'ordinaire plus choqués de voir dans les autres les défauts qu'ils sont obligés de reconnnaître en eux-mêmes? Thiers ne savait pas retenir sa plume et il jetait sur le papier ses imaginations sans pouvoir s'arrêter.

Dans d'autres endroits, il répand à pleine main la calomnie contre son antagoniste, et il semble le faire avec la plus grande innocence, car il proteste qu'il ne croit pas aux bruits qui avaient eu trop de retentissement (p. 68). Encore une fois, est-ce que les faits de la vie privée de l'auteur pouvaient apporter quelque chose à la question qui touchait aux principes mêmes?

Mais du moins, Thiers dans la Critique de l'Histoire des Flagellans, soutient une doctrine vraie, quoiqu'il ne le fasse pas

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