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De son côté Bossuet, qui avait assumé la responsabilité de la publication du livre, puisqu'il avait pressé l'auteur de le livrer au public, lui écrivait peu de temps après l'apparition. du traité : « Ce livre fait tous les effets que je m'en étais proposés en général un très grand bien. Dans quelques particuliers, il trouve beaucoup de contradicteurs : et quoiqu'on dise qu'il y en a qui se préparent à le faire je ne puis croire que l'aveuglement aille jusque-là. Quoiqu'il en soit, vous avez à rendre grâce à Dieu de vous avoir si bien inspiré, et votre doctrine est de celles contre lesquelles l'enfer ne saurait prévaloir, parce qu'elles sont fondées sur la pierre. » Mais toutes les paroles de Bossuet ne sont pas paroles d'évangile, et celles-là en particulier. Le génie a quelquefois de singuliers aveuglement 3.

Beaucoup qui n'avaient pas l'éloquence et la science de Bossuet, mais qui considéraient les choses avec un esprit plus libre, découvrirent clairement les exagérations contenues dans le livre. Presque tous convenaient que l'abbéde la Trappe dépassait les bornes, et qu'il s'exposait à ne rien obtenir en demandant trop à la nature humaine. Si du moins il s'était tenu à la lettre de la règle de saint Benoît que tant de papes et de conciles ont louée pour sa discrétion; mais en mettant en avant le nom du bienheureux Patriarche, il ne craignait pas d'ajouter des prescriptions absolument étrangères au texte.

L'un des points sur lesquels l'abbé de Rancé insistait le plus, celui qui fit le plus de bruit, le seul dont nous devons parler ici, est celui par lequel il prétendait établir qu'un moine qui se livre à une vie d'étude, même en suivant d'ailleurs tous les offices et les exercices de la régularité, est en dehors de sa vocation et commet une sorte d'apostasie. Il se sert d'expressions si fortes qu'on ne peut les lire sans éprouver un sentiment de surprise. Elles auraient suffi, à elles seules, pour éveiller des contradictions, car elles condamnaient un nombre considérable de religieux dignes du respect. Heureusement pour

connaître l'inanité des raisonnements de l'abbé, il suffisait de jeter un coup d'œil sur la conduite de l'Église à toutes les époques et d'écouter les leçons qu'elle nous donne dans l'office divin: toutes les fois qu'elle rend les honneurs du culte à un habitant du cloître, qui a écrit ou prêché pour la défense de la foi, pour établir ou élucider la vérité, pour amener la réforme des mœurs, elle lui accorde des éloges particuliers pour ses travaux; or, ce qui était bon dans les siècles passés pourrait-il être mauvais à notre époque ? N'est-ce pas aussi dépasser le but que de biffer ainsi d'un trait de plume les noms de toute cette série d'illustres écrivains, de docteurs, de prédicateurs sortis des rangs des ordres monastiques, en disant que pour prêcher ou écrire, ils avaient obéi à une vocation extraordinaire et dérogé, par un appel spécial de Dieu, aux lois fondamentales de la vie monastique ? Il pouvait paraître surprenant que l'Église n'eût jamais fait cette remarque quoiqu'elle eût mille fois fait simplement l'éloge de ces moines et des secours qu'ils lui avaient apportés; il y aurait eu là un piège tendu aux esprits simples.

Nul ne trouvait mauvais que l'abbé de la Trappe eût exclu les études de son monastère et que les moines y fussent uniquement occupés à la prière et au travail des mains; bien loin de là, tous applaudissaient aux saints exemples de cette nouvelle Thébaïde; mais l'on trouvait étrange qu'il voulût imposer de force sa réforme parlout, et l'on répétait tout bas le mot que le cardinal Bona, cistercien lui-même et l'un des hommes les plus éclairés de son siècle, avait dit de l'illustre solitaire lorsqu'il était venu à Rome solliciter la réforme générale de l'ordre de Citeaux: « La ferveur de cet abbé ressemble à de la fureur. » Les efforts constants de la cour de Rome pour ranimer partout les études dans les monastères étaient, en effet, trop directement combattus par la thèse de Rancé pour qu'on l'y vit d'un bon œil.

Il n'était pas besoin de longues réflexions sur la nature du cœur humain pour apprécier les dangers que faisaient courir.

à la discipline et à la paix des cloîtres, les paroles tantôt violentes, tantôt méprisantes contre de prétendus relâchements qu'auraient admis des supérieurs admirés pour leur science théologique et leur sainteté, comme saint Benoît d'Aniane, saint Odon, les vénérables Louis Barbo, Louis de Blois, Didier de la Cour et tous les autres qui avaient recommandé aux moines les travaux de l'intelligence comme un moyen de conserver l'amour de la solitude, du recueillement et par là même comme un secours puissant pour la sanctification.

Dom Innocent Le Masson, prieur de la Grande-Chartreuse et supérieur général de tout l'ordre, homme d'une profonde doctrine et d'une grande sagesse dans le gouvernement, reconnut tout de suite le péril de la nouvelle doctrine et se prononça ouvertement contre le livre qui la propageait. Pouvait-il reconnaître à un abbé isolé le droit de blâmer publiquement son ordre, qui, disait Rancé, avait éprouvé « presque dès son origine, les effets de l'inconstance. » Ne voulant point faire d'éclat, le prieur de la Chartreuse se contenta de réfuter les assertions de l'abbé de la Trappe dans les conférences qu'il faisait à ses religieux, dans sa correspondance et les entretiens qu'il était obligé d'avoir avec les visiteurs. La substance des raisons alléguées par le successeur de saint Bruno peut se lire encore écrite de sa main sur un exemplaire du livre De la Sainteté et des Devoirs de la vie monastique conservé à la bibliothèque de la ville de Grenoble.

Dom Innocent Le Masson ne s'en tint pas là, et, publiant en 1687 un volume in-folio sur les Annales de son ordre, et en 1691, un autre volume in-4°, intitulé Explication de quelques endroits des anciens statuts de l'ordre des Chartreux etc., il opposa une réfutation directe à ce que l'abbé de la Trappe avait avancé sur ce sujet.

Dès 1685, Rancé avait essayé de justifier ses propositions touchant le travail des moines dans un nouvel ouvrage auquel il donna le titre : Eclaircissements de quelques difficultés que l'on a formées sur le livre de la Sainteté et des Devoirs de la

vie monastique; Paris, François Muguet, in-4°. Vers la même époque il écrivit un troisième ouvrage qu'il appela Lettre à un évêque pour répondre aux difficultés de dom Innocent Le Masson, général des Chartreux, au sujet des allégations faites de leurs anciens statuts dans le livre De la Sainteté et des Devoirs de la vie monastique. Cette lettre resta manuscrite et ne fut publiée qu'en 1700 dans les Nouvelles de la République des Lettres, mai-juin de cette année. L'évêque auquel elle était adressée était Etienne Le Camus, évêque de Grenoble. Comme celui-ci fut élevé au cardinalat en 1686, il est probable que la lettre fut écrite au plus tard un peu avant cette époque.

Si l'abbé de la Trappe avait peu ménagé les chartreux, il avait été beaucoup plus dur envers les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, dont un bon nombre se consacraient aux études les plus sérieuses. Sans doute Rancé ne pouvait se dissimuler qu'il y avait pour eux un devoir de se défendre, et il le crut si bien qu'il répandit de tous côtés le bruit que dom Mabillon et dom Germain qui se trouvaient à Rome, s'occupaient de faire censurer son livre. Il n'en était rien, et dom Michel Germain, dont le caractère était primesautier, mais qui était incapable d'agir en dessous, se défendit avec franchise contre une accusation qui n'était due, selon lui, qu'« au vif de l'imagination de M. l'abbé. »

Celui-ci ne se contentait pas d'écrire une foule de lettres que ses amis avaient soin de répandre; il jugea à propos de publier un nouvel ouvrage où, sous le prétexte d'éclaircir plusieurs passages de son premier livre, mal compris, il adoucissait certaines expressions, mais soutenait absolument les mêmes principes et cherchait à les corroborer. Il était impossible alors que les accusés ne fissent pas entendre la vérité sur le fond du débat. Mais qui tiendrait la plume? L'opinion publique désignait dom Mabillon, que sa réputation de vertu et de science rendait respectacle aux yeux de tous. Déjà il avait rédigé des observations manuscrites qu'on

avait fait passer à l'abbé de la Trappe; et c'était après les avoir lues que celui-ci avait écrit ses Eclaircissements où, dans une forme plus modérée, il avait établi plus nettement encore les principes absolus qu'il voulait faire prévaloir et imposer à tout le monde.

Après bien des hésitations, poussé par ses confrères et beaucoup d'autres, et aussi par le désir de défendre ces. études qui lui étaient si chères et qui ne lui avaient jamais servi qu'à procurer la gloire de Dieu, Mabillon se mit à l'œuvre, et rédigea avec un soin scrupuleux et des ménagements infinis son livre intitulé: Traité des Études monastiques, divisé en trois parties, avec une liste des principales difficultés qui se rencontrent en chaque siècle dans la lecture des originaux et un catalogue des livres choisis pour composer une bibliothèque ecclésiastique; Paris, Robustel, 1691, in-4°. Dès l'année suivante, une seconde édition devint nécessaire et elle fut publiée par le même éditeur en deux volumes in-12. Cette même année 1692, dom Mabillon composa cet autre ouvrage Réflexions sur la réponse de M. l'abbé de la Trappe au traité des Etudes monastiques; Paris, Robustel, in-4°; et en 1693, Paris, Robustel, 2 vol. in-12.

Le livre de Mabillon est écrit avec une simplicité parfaite, sans aucune recherche de style ni la moindre prétention littéraire; mais cette simplicité même et ce naturel exempt de tout effort, donnent à l'ouvrage un caractère personnel rempli d'attrait. C'est bien un moine nourri dans la piété et dans l'étude qui tient la plume. « Il n'y a, dit Châteaubriand, aucune éloquence dans le Traité des Études monastiques, mais une raison supérieure, une mansuétude touchante, je ne sais quoi qui gagne les cœurs. »>

Le succès fut complet; les meilleurs esprits applaudirent à cet écrivain qui défendait avec tant de calme une cause si juste. Il ne blâmait rien de ce que l'abbé de la Trappe avait établi dans son monastère, il se bornait à faire voir que cet

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