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On sait que cette révolte, qui eut lieu en 1675, fut plus violente en Cornouailles que partout ailleurs. La répression fut aussi beaucoup plus dure, et les rancunes, par suite, bien plus amères.

Les chanteurs populaires se mirent à l'unisson des sentiments de vengeance et de haine de leurs compatriotes, et, cheminant de paroisse en paroisse, ils se firent les échos de leurs colères, en recherchant les griefs oubliés, pour s'en servir contre le roi.

La vieille chanson qui racontait l'exécution du comte de la Chapelle dormait dans les mémoires, déjà sans doute plus ou moins altérée, depuis un demi siècle qu'elle passait de bouche. en bouche.

Un jour, un de ces poëtes eut l'idée de la reprendre, pour l'ajouter aux reproches déjà accumulés contre le roi de France, oppresseur des Bretons. Seulement, dans sa forme primitive, elle n'avait pas assez d'accent; et, sous l'indignation du nouveau barde, elle prend une autre allure.

Tout de sa part y est habilement combiné pour irriter contre le roi et faire naître une immense pitié en faveur de la victime

Il ne se préoccupe pas trop de savoir quel est ce roi; la chanson ne le lui dit pas, et ses notions d'histoire sont nécessairement très confuses. Parmi les noms des monarques français dont la mémoire est restée peu aimée en Bretagne, il se rappelle celui de Louis XI.

Il n'hésite pas à croire Louis XI coupable du méfait; et, comme le nom de ce prince fait monter à ses lèvres des fragments de poésies plus anciennes, il introduit dans la chanson nouvelle quelques-uns des traits de ces chants, qui malheureusement sont perdus et qui avaient sans doute élé composés par ses pères, contre les rois de France, aux siècles précédents.

C'est ce qui justifierait la présence, en la version du BarzazBreiz, de ces détails caractéristiques d'une époque antérieure

et que M. de la Villemarqué a relevés, tels que le voile sanglant, le hanap de madre et le marc d'argent de Tréguier.

Il en est de même du dernier paragraphe qui renferme une allusion évidente à Louis XI.

« Or, deux ou trois semaines après, arriva un messager.

« Il arrivait du pays des Normands, apportant des lettres scellées,

<< Des lettres scellées d'un sceau rouge, à remettre au roi au long « nez tout de suite.

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« Quand le roi les eut lues, il roula des yeux noirs,

Il roula des yeux aussi noirs que ceux d'un chat sauvage pris au piège.

— « Malédiction rouge! Si j'avais su, la Laie ne m'eût pas échappé ! « Je perds plus de dix mille écus et de dix mille hommes à cause << d'un seul. »

L'éminent auteur du Barzaz-Breiz a pensé qu'il y avait lieu de remplacer ici les Normands par les Rochellois et de voir dans ces vers une allusion au siège de la Rochelle qui eut lieu la même année que le procès de François de Rosmadec; mais le texte breton dit Normaned, et non pas Roc'helled.

Pour ma part, je préfère y reconnaître une interpolation commise par le chanteur, qui emprunte à un chant plus ancien le souvenir d'un fait de l'histoire de Louis XI', et le mêle à un récit d'exécution, dont il ne connaît pas la date et qu'il lui attribue.

Je dis le souvenir d'un fait de l'histoire de Louis XI ; car je ne prétends point découvrir, en ce dernier paragraphe, un

1 Après l'exécution.

2 Le roi au long nes. Remarquez la curieuse application faite ici par le poète à Louis XI d'un détail physique qui semblerait plutôt convenir à François ler. Dans sa colère contre le roi de France, il fait appel à tous ses souvenirs; il accepte indistinctement ce qui se présente à sa mémoire, pourvu qu'il y trouve un moyen d'exhaler sa rancune; et l'animosité sous l'empire de laquelle il se trouve, explique l'introduction dans la chanson d'éléments très variés qui en ont fait un singulier mélange.

«

3 « Le fait de l'irruption des Bretons en Normandie, sous Louis XI, quelles qu'en aient été la cause et la portée est un événement réel. » (Note de la première édition du Barzaz-Breiz). J'ai déjà dit que la ballade y est intitulée : Le Page de Louis XI.

fragment entier d'une chanson perdue, qui, ainsi, nous aurait été conservé.

Le poëte croit avoir affaire à ce prince, et il a besoin contre lui d'un dénouement qui venge ses compatriotes de l'offense qu'ils ont reçue, en la personne du petit page.

Il rattache alors à cette idée de vengeance l'entrée des Bretons en Normandie, qu'un vieux chant peut-être lui rappelle; mais, quand il s'agit d'évaluer le dommage causé au roi par cette invasion, il est ramené au temps présent par un brusque retour.

« Je perds plus de dix mille écus et de dix mille hommes, à «< cause d'un seul. » Telles sont les paroles qu'il attribue au roi, pour finir la ballade.'

Ne peut-on supposer, en effet, que ce chiffre de dix mille ne se trouve pas uniquement là par un jeu du hasard? Le poëte remanie la chanson, sous l'influence des sentiments divers qu'a fait naître en Bretagne la Révolte du papier timbré.

Or, ce chiffre de dix mille hommes a circulé dans toutes les bouches, à un moment donné, comme un chiffre de terreur. On avait déjà eu beaucoup à souffrir de la répression qui avait eu six mille soldats pour instruments, et on croyait la pacification une chose faite; lorsqu'on apprit avec épouvante, en novembre 1675, que le roi venait d'envoyer en Bretagne un nouveau corps de dix mille hommes.

Cette nouvelle, a dit M. Arthur de la Borderie', fit l'effet d'un coup de foudre; aussi, lorsque le poëte voulut fixer le dommage éprouvé par le roi, en punition de la mort du page, ce fut ce chiffre de dix mille, chiffre vengeur, qui tout naturellement vint se présenter à sa pensée.

Je n'ignore pas toutefois que cette déduction peut paraître un peu hasardée; et, si je n'avais eu de bases plus sérieuses pour asseoir mon hypothèse, je n'aurais point donné à la Révolte du papier timbré la place qu'elle mérite, à mon sens,

1 La Révolte du papier timbré advenue en Bretagne en 1675.

dans l'étude de la version recueillie, en Cornouailles, par M. de M.de la Villemarqué.

J'ai dit que cette version ne portait pas seulement les traces d'une grande animosité contre le roi; mais que tout en elle indiquait les efforts du poëte pour exciter la compassion en faveur du jeune condamné.

Dès le début, nous trouvons en la personne de celui-ci une transformation dont l'intention n'est pas douteuse. Ce n'est plus le comte des Chapelles, dont le nom ne réveille peut-être aucun souvenir dans l'esprit des chanteurs Cornouaillais, c'est un jeune page, un pauvre enfant que Louis le traitre va faire décapiter.

Du premier coup, la pitié grandit, et l'intérêt est décuplé.

Le messager envoyé en Bretagne subit la même métamorphose. Sous la parole émue du poëte, lui aussi devient un enfant, un page du roi, un brave petit Cornouaillais, qui, pour sauver son ami, n'hésite pas à franchir, « en deux nuits et « demie et un jour, » les cent trente lieues qui séparent la grande ville du vieux manoir de Botigneau.

Le poëte a achevé son effet, lorsqu'à ce trait de dévouement, il a ajouté, de son autorité, un nom, un nom sans doute populaire en Cornouaille, celui de Penfentenyo :

« Or, un jour, par le trou de la serrure, il' disait à Penfen«tenyo: Iannik, toi mon meilleur ami, écoute-moi un « peu rends-toi au manoir, chez ma sœur, et dis-lui que je « suis en danger. »

J'ai naturellement cherché si l'entrée en scène de ce nouveau personnage se pouvait appuyer de quelque témoignage historique. J'ai acquis bientôt la certitude que rien ne la justifiait, et qu'il n'y a jamais eu de Jean de Penfentenyo, dont on pût faire concorder les dates avec celles de François de Rosmadec. Ce gentil page de Cornouailles, comme s'exprime la chanson, n'est donc qu'une invention du poète, invention qui

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Le petit page du roi.

ne reste d'ailleurs pas sans explication, si l'on admet, comme j'ai essayé de le démontrer, que le chanteur était contemporain de la Révolte du papier timbré.

En effet, parmi les différentes indications que lui transmet fidèlement la chanson primitive, il trouve le nom de ce manoir de Botigneau qui est situé en Cornouailles et bien connu de ses compatriotes.

Mais, au temps où il vit, quel est le nom de famille que ce nom de terre évoque nécessairement ? C'est [celui de Penfentenyo; parce que, depuis de longues années déjà', la seigneurie de Botigneau a cessé d'être aux Rosmadec, pour appartenir aux Penfentenyo.

A la fin du dix-septième siècle, et en Cornouailles, qui parle de Botigneau fait penser à Penfentenyo. De là pour le poëte l'idée toute naturelle de rapprocher deux noms qui sont alors si étroitement unis, avec la pensée peut-être même de combler une lacune; et c'est ainsi que le petit Jean de Penfentenyo fait son apparition.

Mais ce n'est pas vers la belle-sœur du condamné, comme en la version de Tréguier d'accord en cela avec l'histoire, que l'enfant courageux dirige ses pas; c'est vers sa sœur, parce que le poëte ne néglige aucune occasion de jeter en son récit une émotion nouvelle.

a

Dès qu'elle a reçu le fatal message, la sœur part avec précipitation, pour arracher, s'il en est temps encore, son « pauvre « petit frère» à la justice du roi : « Alerte! palefreniers! alerte! « douze chevaux! et partons vite! quand j'en devrais crever a un à chaque relai, je serai cette nuit à Paris!» Mais elle a beau se presser; son dévouement est inutile; elle arrivera trop tard.

Elle n'arrivera que pour voir rouler sur l'échafaud la tête du petit page et pour lancer contre le roi toutes ces impré

J'ignore la date précise; mais un membre de la familled e Penfentenyo était qualifié seigneur de Botigneau, dans son contrat de mariage, dès l'année 1651. (Preuves devant Chérin. Bibl. nation.)

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