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alors qu'on substitua à la solution historique; la solution puérile et maladroite qui défigure la version recueillie par M. Luzel.

Furieuse de se voir refuser la grâce de son beau-frère, la marquise va chercher un feu d'artifice, pour incendier «<le palais du roi et la moitié de la ville. » De son côté, le marquis se présente « avec son armée. »

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« L'homme de loi» terrifié s'empresse de relâcher le comte

des Chapelles, en disant : « Emmenez votre beau-frère à la « maison, je ne me mêle plus de l'affaire ! »

Cette modification n'est pas la seule trace d'altération que l'on remarque en la version du Guerziou-Breiz-Izel.

C'est ainsi que l'on y trouve un certain nombre de ces formules toutes faites, qui sont familières aux chanteurs de Saint-Brieuc et de Tréguier.

C'est ainsi également que dans leur bouche, comme l'a fait remarquer M. Luzel, le nom du manoir de Botigneau est remplacé par celui de Botilio; parce que Botigneau, en Clohars-Fouesnant, qui est beaucoup moins près d'eux, leur est par là-même moins connu que Botilio, en Pestivien.

Mais je ne m'arrêterai pas plus longtemps à faire ressortir, dans les passages qui me paraissent altérés, des changements qui ne sont rien auprès de la façon barbare dont le dénouement a été torturé.

Telle qu'elle est, la version de Tréguier est cependant fort instructive, parce qu'elle nous a évidemment conservé quelque chose de la chanson première.

Si l'on en juge par ce qui en reste, cette chanson, dont l'allure devait être assez tranquille, avait uniquement pour but de célébrer les malheurs d'un jeune gentilhomme, et ne visait pas plus haut.

Passée de Cornouailles, en Léon', en Saint-Brieuc et en Tréguier, elle subit dans ces différentes régions des rema

Les exclamations: Notre-Dame Marie du Kreis-ker! et Notre-Dame Marie du Folgoat ! sont très certainement des souvenirs d'un séjour en Léon,

niements qui semblent n'avoir eu pour origine que la fantaisie des chanteurs successifs qui se la transmettaient.

Il n'en est pas ainsi des modifications qui y furent apportées par les chanteurs du pays où elle était née; et, sous ce rapport, si regrettable qu'elle soit, l'interpolation que je déplorais tout à l'heure, en la version de Tréguier, n'est pas sans intérêt, à cause même de sa banalité, lorsqu'elle est rapprochée des interpolations vibrantes de la version de Cornouailles.

Ce dénouement si mou, si flasque, si complètement en désaccord avec l'histoire, prouve que les Trécorois n'eurent jamais les raisons qui excitèrent un jour leurs frères, les Cornouaillais, à transformer l'élégie du comte des Chapelles en un chant de colère et de représailles, dont les vers énergiques passèrent de père en fils, sans pouvoir s'oublier.

LA

II

VERSION DE CORNOUAILLES

Ces raisons m'apparurent très clairement, un jour que j'examinais avec grande attention la version de Cornouailles, qui est intitulée Le Page de Louis XIII, et que l'auteur du Barzaz-Breiz a publiée.

Comparée à la version de Tréguier, j'ai déjà dit qu'à certains égards elle est moins précise au point de vue historique. C'est le contraire qui devrait être vrai, puisqu'elle a été recueillie dans le pays même où la chanson fut composée.

Cependant, lorsque M. de la Villemarqué en fit la découverte, elle n'était même pas connue sous son titre actuel. Quand elle parut dans la première édition du Barzaz-Breiz, elle était intitulée : Le page de Louis XI; et c'est ce monarque, plutôt que Louis XIII, qui semble visé dans le dernier paragraphe.

De plus, elle porte, en deux ou trois passages', les traces d'une époque beaucoup plus ancienne que le XVII° siècle, où Rosmadec vivait.

Enfin, rapprochée de l'autre version, elle s'en sépare absolument, d'abord par le dénouement que les Cornouaillais ont pris bien garde de laisser modifier, et aussi par la vivacité de ses termes et de son ailure. Le roi y est appelé : « Louis le « traître, méchant railleur, roi cruel et fils de loup. »

Le langage énergique du récit de l'entrevue du roi et de la marquise est même tellement frappant, que je finis par me demander si ces paroles irritées ne cachaient pas une rancune autrement terrible que le ressentiment qu'avait pu provoquer, en Bretagne, l'exécution du comte de la Chapelle.

François de Rosmadec avait fait ses études chez les jésuites de Rennes, après quoi il avait toujours vécu dans les armées ou à la suite de la cour, » comme il le dit en son interrogatoire. Sans être un inconnu pour les paysans des paroisses de Cornouailles, il ne devait pas non plus être très populaire parmi eux, puisqu'ils ne le voyaient jamais.

Croit-on que l'annonce de sa mort ait pu produire un tel mouvement de colère et tant d'indignation contre la personne d'un roi dont la province n'eut jamais la moindre raison de se plaindre?

Pas plus sous le règne de Louis XIII que sous le règne de Henri IV, la Bretagne n'eut un seul grief sérieux à élever. Elle se refit des malheurs de la Ligue; et ses fameuses libertés furent toujours respectées.

Ce n'est pas l'esprit politique du cardinal de Richelieu qui aurait voulu y porter la moindre atteinte; au contraire, il s'appliquait soigneusement à écarter tout ce qui aurait pu

<< La dame donnait à souper à la haute noblesse du pays; elle tenait à la <<main une coupe de madre pleine de vin rouge d'excellente grappe. » — << Mon frère ! mon frère ! laissez-le donc !.. Je vous donnerai, comme un denier, deux cents mares d'argent de Tréguier! »

« Quand elle arriva près de l'échafaud, la tête coupée de son frère tombait, * et le sang jaillit sur son voile qu'il rougit du haut jusqu'au bas. »

causer une division quelconque entre la France et la Bretagne.

Cependant les vers de la chanson respirent un antagonisme des plus ardents des Bretons contre les Français.

Qu'on en juge par la citation suivante. La jeune châtelaine de Botigneau, encore toute frémissante de n'avoir pas pu arrêter le bras du bourreau, se présente chez le roi, couverte d'un voile que le sang du condamné a « rougi « du haut jusqu'au bas. » Elle tient tête à Sa Majesté avec une rare audace; et, dans la discussion acharnée qu'ils entament, ce n'est pas le prince qui a le dernier mol:

Je vous salue, roi et reine, puisque vous voilà réunis dans votre palais :

Quel crime a-t-il commis, que vous l'ayez décapité ?

Il a joué de l'épée sans l'agrément du roi ; il a tué le plus beau de ses pages.

- On ne tire pas ainsi l'épée, je suppose, sans avoir de bonnes raisons.

Il a eu ses raisons, c'est clair, comme l'assassin a les siennes.

Des assassins! nous ne le sommes pas, sire, pas plus qu'aucun gentilhomme de Bretagne;

Pas plus qu'aucun gentilhomme loyal; quant à ceux de France, je ne dis pas;

Car je le sais bien, fils de loup; vous aimez mieux tirer du sang que d'en donner.

Tenez votre langue, ma chère dame, si vous avez envie de retourner chez vous.

- Je me soucie de rester ici tout comme de m'en retourner, quand mon malheureux frère est mort.

Mais dût le roi cruel y trouver à redire : ses raisons, je veux les connaitre et je les connaitrai!

-

Si ce sont ses raisons que vous voulez connaitre, écoutez-moi,

je vais vous répondre :

Il s'est emporté et a cherché querelle à mon page favori.

Et tout de suite épée contre épée, pour avoir entendu le dicton bien connu,

Ce vieux dieton, cette vérité : « Il n'est d'hommes en Bretagne que des pourceaux sauvages. »

Si c'est là une vérité, j'en sais une autre, moi :

« Tout roi de France qu'il est, Lours n'est qu'un méchant » railleur2. »

Mais tu verras prochainement si c'est à tort ou à raison que tu railles;

Quand j'aurai fait voir à mes compatriotes mon voile ensanglanté. Alors, tu verras si la Bretagne est véritablement peuplée de pourceaux sauvages3.

Les motifs d'une haine aussi vivace et les raisons qui ont dicté ce curieux entretien, où se fait sentir d'un bout à l'autre, dans les réponses de la marquise, un souffle de révolte, ou les chercherait vainement dans la condamnation du comte de la Chapelle ou dans n'importe quel événement sous le règne de Louis XIII; on les voit au contraire s'imposer sous le règne de Louis XIV. Un moment vint, pendant la vie de ce prince, où la Bretagne fut amenée à regretter amèrement son vieux temps de liberté et à manifester son mécontentement, en se soulevant pour protester, dans un mouvement célèbre.

De l'ensemble de ces observations, j'arrivai à cette conclusion que la version de la chanson que j'avais sous les yeux était contemporaine de la Révolte du Papier timbré.

Dès l'année 1380, Guillaume de Saint-André, scolastique de Dol, écrivait en parlant des Bretons :

« Pour ce sont-ils en général
Nommés pourceaulx... »

(M. Arthur de la Borderie. Etudes historiques bretonnes).

On voit donc que cette injure n'était pas nouvelle; et sa présence en la chanson apporte une preuve de plus à ce que je dirai tout à l'heure, que le poëte a été conduit à y réunir le plus de griefs possibles contre les Français et leur roi.

Ces mots méchant railleur, bien que traduits littéralement, ne rendent pas l'énergie de l'expression bretonne, goaper fall, qui a beaucoup plus de force et qui a fourni, si je ne me trompe, à l'argot parisien, le mot gouapeur, autrement dit vagabond, fainéant, débauché.

Barzaz-Breiz, huitième édition, p. 306,

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