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plusieurs enfants; et il est certain que Malo n'eut jamais qu'une fille, âgée de moins de quatre ans, lorsqu'elle perdit son père.

J'ai cherché à expliquer cette contradiction comme je l'ai pu. J'ai dit que ce pouvait être une altération du texte primitif par sa transmission d'âge en âge; et, en effet, un document comme celui-là qui n'a été conservé que par la tradition orale et qui, pendant plus d'un siècle, s'est promené de bouche en bouche, peut avoir subi de nombreuses interpolations.

J'ai dit qu'il était possible que Malgan ne connût pas la famille de son bienfaiteur.

Même encore de nos jours, dans les châteaux de nos campagnes bretonnes, c'est une allée et venue continuelle de pauvres gens qui viennent, les uns périodiquement, les autres une fois en passant, demander une aumône qui ne leur est pas refusée.

Croyez-vous, Monsieur, que ces gens soient tous exactement renseignés sur les habitants de ces châteaux, à la porte desquels le bâton qui soutient leur marche n'a cependant jamais heurté en vain?

Le caractère du poëte mendiant est d'être essentiellement nomade; il va partout redire les chants nouveaux qu'il vient de composer et sur lesquels il compte pour obtenir le morceau de pain nécessaire à son existence. Il est connu de tout le monde, et lui ne connaît presque personne; il est un peu de tous les bourgs, et néanmoins il n'est de nulle part. N'a-ton pas le droit de supposer que Malgan appartenait à cette catégorie ?

Mais ces explications que j'ai déjà proposées et que je développe aujourd'hui ne vous ont pas satisfait. Je n'ai rien de nouveau à ajouter sur ce point.

Je me contenterai seulement de faire remarquer, dès à présent, que, pour tirer tout l'avantage qui devrait revenir à votre thèse de cette contradiction rencontrée dans la

mienne, il faudrait que la vôtre en fût absolument exempte.

Or, nous verrons qu'il n'en est rien; et, puisque la démonstration de la vérité est entravée, dans les deux cas, par une objection incontestablement sérieuse, il ne restera à nos lecteurs qu'à comparer les deux difficultés et à examiner si l'une n'est pas encore plus rebelle que l'autre à toute explication.

III

Vous avez emprunté, Monsieur, votre troisième argument. à un tout petit détail, au défaut de vraisemblance de cette. parole que le poëte attribue au seigneur de Carné, revenant d'une fête de nuit : « Pourquoi, Messieurs, les Nével ne sont» ils pas venus à la fête? Pourquoi? dites-le-moi, quand ils » avaient été invités ? »

Malo avait soixante-seize ans, et, lorsqu'on est arrivé à cet âge, on ne s'étonne pas de ne plus vous voir aux fêtes de nuit.

Je reconnais volontiers que la chose n'est pas très vraisemblable; mais elle n'est pas impossible, puisque Madame de Névet était loin d'être aussi âgée que son mari.

D'ailleurs, cette difficulté ne saurait constituer une arme redoutable contre ma thèse. Il serait, en effet, bien téméraire de baser une argumentation sur des détails comme celui de la fête de nuit. Il peut être rigoureusement vrai; mais rien ne nous prouve non plus qu'il ne soit pas sorti tout entier de l'imagination du poëte, désireux de produire un contraste entre les réjouissances ordinaires de la vie et la scène de tristesse et de mort qu'il décrit.

C'est comme la couleur du vêtement porté par M. de Carné. La valeur historique de la chanson serait-elle diminuée ou augmentée, si l'on parvenait à démontrer que cet habit était bleu et à galons d'or, au lieu d'être rouge et à galons d'argent?

Les détails accessoires peuvent être vrais, comme ils peuvent être faux ; mais quel est le moyen d'y reconnaître la part de la fantaisie de celle de la vérité? Il est, au contraire, des assertions que l'on ne saurait traiter avec la même légèreté, des assertions qui ont un caractère évidemment historique.

Je les ai dégagées de l'élégie et résumées en une phrase que j'ai, à dessein, fait composer en italique, à la page 12.

Je vais reprendre, si vous voulez le permettre, celles de ces assertions que, selon moi, vous ne pouvez concilier avec les nécessités de votre thèse, afin de les convertir en arguments contre votre opinion.

IV

Vous devinez sans peine, Monsieur, quel sera le premier de ces arguments.

J'ai reconnu que l'attribution à Malo de ce rôle de héros de l'élégie rencontrait une objection très grave dans cette affirmation du poëte que Monsieur de Névet avait plusieurs enfants. Vous vous êtes emparé, et à bon droit, de cette difficulté, pour la dresser contre ma thèse.

A mon tour, Monsieur, je prends la liberté de vous dire : Si vous acceptez avec tant d'empressement le témoignage de l'élégie, lorsqu'elle accorde plusieurs enfants à Monsieur de Névet, pourquoi le repoussez-vous, lorsqu'à deux reprises différentes, elle dit le vieux seigneur, en parlant de son héros?

Comment mettez-vous cette assertion d'accord avec cet âge de trente-quatre ans, auquel mourut Jean de Névet, en pleine jeunesse ?

Ces trois mots : ann otrou koz, le vieux seigneur, qui sont deux fois dans la chanson donnant ainsi plus de force à l'expression de cette vérité, ces trois mots ne sont pas sans vous gêner beaucoup ; et il faut bien cependant leur trouver une explication.

T. V.

NOTICES.

IVe ANNÉE, 2me LIV.

13

Vous supposez alors, Monsieur, que le texte primitif portait ann otrou kez, le cher seigneur, et que, passant de bouche en bouche, ces mots ann otrou kez sont devenus ann otrou koz.

Vous allez même jusqu'à regretter que M. de la Villemarqué n'ait pas eu, dès le début, l'idée de rétablir le texte véritable, au moyen de ce petit changement.

Je vous demande la permission de protester; jamais M. de la Villemarqué ne se serait avisé de faire cette modification; car il eût craint, avec juste raison, de s'exposer à défigurer d'une façon irrémédiable un chant qu'il tenait, avant tout, à nous transmettre fidèlement.

Mais admettons que votre hypothèse soit vraie; supposons que le mot véritable ait été altéré, et que de kez on ait fait koz, croyez-vous que cette double affirmation du poëte soit la seule preuve que la chanson fournisse de la vieillesse de son héros ?

Il en est un troisième témoignage qui vous a sans doute échappé; c'est cette parole adressée à ses métayers par le bon Monsieur de Névet, avant de quitter ce monde :

« Ne pleurez pas, vous le savez, gens de la campagne, quand le blé est mûr, on le moissonne; quand l'âge vient, il faut mourir! »

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Et veuillez remarquer, Monsieur, que la dernière partie de cette parole mélancolique fait non seulement penser à la vieillesse, mais encore à une vieillesse assez avancée, comme cet âge de soixante-seize ans auquel Malo de Névet venait de parvenir.

Je n'insisterai pas davantage; mais, puisque ce dernier n'est pas pour vous le héros de l'élégie, je vous demanderai simplement, Monsieur, de vouloir bien m'expliquer comment le poète eût pu placer une parole semblable sur les lèvres d'un homme aussi jeune que Jean de Névet, qui, à sa mort, n'avait que trente-quatre ans.

Est-il nécessaire maintenant, Monsieur, de prendre la défense de ce mot koz, que vous voudriez bien bannir du texte

breton? Est-il nécessaire de déclarer que rien absolument n'autorise la supposition dont vous vous servez pour l'en exclure, et d'ajouter qu'avec de pareilles hypothèses, on arriverait bien vite à transformer radicalement la physionomie d'une chanson?

Celle-ci n'est pas très riche en indications précises; et le mot koz est un des traits principaux de la sobre peinture qu'elle nous a conservée de son héros.

Soyez bien persuadé, Monsieur, que s'il y est, c'est parce qu'il y fut toujours. Ne voyez-vous pas qu'il est d'une importance capitale, que ce n'est point un de ces mots indifférents, dont la présence en l'élégie trouverait une explication suffisante dans cette substitution, dont vous parlez, d'une lettre à une autre lettre?

Il ajoute une auréole au front de M. de Névet. Non-seulement celui-ci fut bon; mais il le fut pendant le cours de toute une longue carrière; et, si Malgan joint deux fois à son nom ce mot et cette idée de vieux, c'est que le mot et l'idée lui sont indispensables, et comme inséparables du souvenir de ce bienfaiteur insigne que ses contemporains ont tous connu, distribuant des aumônes, soignant les pauvres à l'hôpital fondé par lui, et unissant aux charmes de ses vertus la majesté de la vieillesse.

V

C'est à ces vertus de Monsieur de Névet que j'emprunterai mon deuxième argument.

Un des faits historiques qui se dégage de l'élégie avec le plus d'évidence est que le personnage pleuré donna, pendant sa vie, l'exemple d'une charité et d'une bonté universelles.

Le poëte évalue à dix mille le nombre des personnes qui suivirent le convoi. Au premier rang, se distinguaient par leur douleur les malheureux et les humbles gens. Ils

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