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prendre part et son âge fut le seul obstacle à sa nomination; son habileté comme jurisconsulte fut dès lors connue, mais il ne s'endormit pas sur ses lauriers: il se plongea dans l'étude des commentateurs du droit civil et canonique; il se procura même à grands frais, toutes les sources de l'érudition allemande, et lorsqu'en 1775, un nouveau concours s'ouvrit pour une chaire de droit ecclésiastique, il l'emporta de haute lutte, et grâce à Loisel qui fit taire les jaloux, sur tous ses concurrents.

Professeur à vingt-deux ans, Lanjuinais voyait une brillante carrière s'ouvrir devant lui. On le consultait sur les affaires les plus importantes de la province, et les trois ordres des États de Bretagne l'élurent, en 1779, avocat conseil des Elats, honneur qu'on réservait ordinairement à des jurisconsultes blanchis dans la pratique des affaires.

Dans cette même année, une cause importante vint mettre en relief la droiture de ses opinions, la fermeté de son caractère, l'étendue de son esprit, et sembla le désigner d'avance comme le champion des grandes luttes auxquelles il devait participer dix ans plus tard. Il s'agissait de savoir si le droit de colombier, réservé en Bretagne à la seule noblesse, pouvait se prouver par titre, ou s'il fallait de plus que le titre fut accompagné de possession ancienne. La question passionnait le public, car il s'agissait de privilèges. Lanjuinais repoussait les prétentions de la noblesse et soutenait l'insuffisance des titres sans possession. Il avait pour adversaire Duparc Poullain, professeur comme lui à la faculté de Rennes, l'un des plus célèbres jurisconsultes de ce temps. Le tournoi fut épique entre ces deux hommes, l'un vieux et l'autre jeune, comme les deux principes ennemis que représentait chacun d'eux. Dans la chaleur du débat, la question s'étendit, et les deux champions ne s'épargnèrent pas à eux-mêmes des coups que les parties auraient dû seules recevoir. Elles en reçurent de rudes pourtant, car Duparc ayant invoqué les procès-verbaux de discussion relatifs à l'article de la Coutume qui don

naient lieu aux procès, Lanjuinais s'exprimait ainsi : « Qu'il y ait eu de grands débats entre la noblesse et le tiers-état au sujet des colombiers, que l'ordre de l'église ait pris le parti de la noblesse contre le tiers, ainsi qu'il fait presque toujours, cette prépondérance de la noblesse sur le tiers, par le moyen de l'église, ne prouve sûrement pas que notre article soit l'ouvrage de la raison saine et impartiale... » Ce passage et quelques autres du même genre furent dénoncés par le procureur général au Parlement de Bretagne qui, par un arrêt en forme, supprima le mémoire de Lanjuinais comme injuriant et calomniant les trois ordres de l'État. Là-dessus grande émotion au barreau de Rennes. Sur la demande de Gohier, plus tard membre de l'Assemblée législative, puis du Directoire, l'ordre des avocats se réunit, discuta les passages incriminés et déclara que le mémoire renfermait des principes que l'ordre entier s'engageait à soutenir. Le bâtonnier fut chargé de remettre la délibération à l'avocat général pour la communiquer au Parlement qui la laissa subsister'. Lanjuinais gagna son procès, mais, redoutant sans doute l'animosité que sa victoire allait soulever contre lui près des magistrats, il renonça définitivement à la plaidoirie et se livra exclusivement, désormais, aux travaux de son professorat et à la consultation de cabinet.

Les mémoires qu'il composa et qu'il fit imprimer pendant les dix années qui s'écoulèrent jusqu'aux approches de la Révolution forment quatre volumes in-4° et plusieurs d'entre eux sont de véritables traités sur des matières diverses. Le plus important est un Mémoire sur l'origine, l'imprescriptibilité, les caractères distinctifs des principales espèces de dimes et sur la présomption légale de l'origine ecclésiastique de toutes les dimes tenues en fief2.

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En même temps, il préparait sur le droit canonique, comme

Voyez à ce sujet une lettre de Gohier au Courrier du 20 janvier 1827. 2 Rennes, Vatar, 1786, in-8°.

résumé de son enseignement, deux grands ouvrages écrits en latin Institutiones juris ecclesiastici ad fori gallici usum accomodatæ, et Prælectiones juris ecclesiastici juxta seriem Gregorianæ decretalium collectionis, dont les événements politiques empêchèrent la publication.

<< Fuyant les plaisirs du monde, dit son fils Victor dans la Notice qu'il lui a consacrée en tête de ses Œuvres, s'il donnait quelque relâche à son esprit, c'était pour se livrer à des exercices de piété ou pour prendre sa part dans les entretiens du foyer domestique; quelquefois, pour faire une promenade champêtre dont il goûtait les charmes avec la candeur d'un enfant. Quoique ses mœurs fussent austères, le fanatisme n'avait point aigri son âme : les petitesses de la superstition ne l'avaient point atteint. Ses manières étaient franches et naïves; une douce bienveillance animait toute sa personne, et faisait excuser une rudesse d'expressions qui échappait souvent à l'impétuosité de son caractère2. »

Tel était l'homme que la Révolution allait lancer impétueusement dans l'arène de la politique3.

Dès l'année 1788, un an après son mariage avec la fille du lieutenant à la maîtrise des eaux et forêts de Rennes, il se déclara l'un des défenseurs des droits et des revendications de l'ordre du Tiers, en publiant deux brochures, l'une intitulée : Réflexions patriotiques, destinées à répondre à l'Arrêté de quelques nobles de Bretagne, en date du 25 août, dont la rédaction était attribuée au chevalier de Guer; l'autre sous le titre Le Préservatif contre l'Avis à mes compatriotes, attribué à l'avocat général Loz de Beaucours.

Dans la première, il relevait vivement l'affectation dédai

Notice sur J.-D. Lanjuinais, en tête de l'édition des Euvres, par Victor Lanjuinais, I, p. 7.

Je dois ajouter que le 12 juin 1787, il épousa dans l'église de Saint-Jean de Rennes, Julie-Pauline-Sainte Deschamps de la Porte, fille de Jean-François Yees, maître particulier des eaux et forêts de Fougères, lieutenant au siège royal et maître des eaux et forêts de Rennes, né à la Bouexière le 18 avril 1769. Le mariage fut célébré par vénérable et discret messire J.-B. Lanjuinais, le recteur de Pleumeleuc, qui avait été jadis le parrain de Jean Denis, et qui mourut quelques semaines après l'avoir marié.

gneuse avec laquelle l'arrêté parlait des mouvements de quelques particuliers du tiers; il montrait la gravité menaçante de cette espèce de ligue des gentilshommes qui allaient avoir à juger comme membres des Etats de Bretagne, les prétentions de l'ordre du tiers, auxquelles ils opposaient d'avance une fin absolue de non-recevoir; et il demandait si deux mille nobles devaient continuer à tenir en Bretagne deux milliers d'hommes asservis. Cette brochure de vingt-neuf pages eut, en trois jours, deux éditions, et bien qu'elle ne fût pas signée, toute la province ne tarda pas à savoir quel en était l'auteur.

Dans le Préservatif, il proclamait ainsi ses principes politiques :

« Nous rejetons avec une égale horreur la démocratie, l'aristocratie et le despotisme: mais nous chérissons cette forme mixte tant désirée des anciens politiques, tant applaudie par les modernes, où, du concours du roi, des grands et du peuple agissant par ses représentants, sortiront des résultats d'une volonté générale et constante qui feront régner uniquement la loi sur toutes les terres de l'Empire. » Puis, s'attaquant directement aux privilèges de la noblesse, il démontrait que celle-ci n'est, « dans son origine et dans sa nature, qu'une milice armée trop souvent contre les citoyens, qu'un corps parasite vivant des travaux du peuple en le méprisant la noblesse, en un mot, n'est pas un mal nécessaire. »

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Les demandes du tiers sont donc justes, ajoutait-il, et leur succès fera le bonheur de la nation. « C'est le vœu de la nation que l'on doit suivre et non la volonté de vos aristocrates. »

La péroraison de cette catilinaire était fort vive et je la citerai pour montrer à quel degré de surexcitation s'était élevée la polémique :

« Si le tiers-état, c'est-à-dire la nation, ne fait maintenant que de vains efforts, si dans un siècle de lumière et de philosophie, elle s'amuse à secouer ses chaînes sans parvenir à les briser, le joug de la noblesse va s'appesantir de plus en plus sur nos têtes; d'exemptions en exemptions, de surcharges en surcharges, d'exclusions en IV ANNÉE, 2° LIV.

T. V.

NOTICES.

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exclusions, nous deviendrons, peu à peu, comme les ilotes chez les Spartiates; et si nous causons jamais de l'inquiétude à nos maîtres, ils nous donneront aussi la chasse comme à des bêtes fauves'. »

On sait quels tristes événements ensanglantèrent la ville de Rennes, les 27 et 28 janvier 1789.

Les magistrats du Parlement de Rennes ayant soustrait les coupables à leurs juges naturels et s'étant attribué, en première et dernière instance, par une évocation scandaleuse, « l'instruction et le jugement de leurs fils, de leurs frères, de leurs amis, de leurs domestiques, » le barreau de Rennes protesta énergiquement, et Lanjuinais qui avait signé, à la fin de 1788, le mémoire des avocats au Parlement sur les moyens d'entretenir l'union entre les différens ordres de l'Etat, ne se contenta pas de signer leur nouveau mémoire sur les événements de janvier, il se joignit à Glézen, Varin et Le Chapelier, pour aller le porter au roi.

Quelques semaines après, les électeurs de la sénéchaussée de Rennes réunis pour formuler leurs doléances avant la convocation des Etats généraux, en confiaient la rédaction à Lanjuinais pour demander, entre autres réformes plus ou moins radicales, l'abolition des droits féodaux et même celle de la noblesse titulaire. Ce mémoire qui comprend quatrevingt pages in-8° fut publié sous le titre de Cahier des charges, instructions, vœux et griefs du peuple de la sénéchaussée de Rennes pour être présenté à la prochaine assemblée du royaume', et comprend cent vingt-et-un articles. divisés en quatre titres, sous les rubriques suivantes : 1° droits, formes et police de l'assemblée des Etats généraux de 1789; 2° déclaration des droits et constitution; 3° impôts, dette nationale; -4° réformes générales pour tout le royaume, dans les diverses parties de l'administration; 5° demandes locales qui intéressent le bien général.

Les deux brochures de Lanjuinais ont été réimprimées dans ses Euvres, I. p. 104 à 145.

Rennes, Audran, 1789, 80 p.

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