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substitués ou altérés par les chanteurs des évêchés de SaintBrieuc et de Tréguier.

C'est en effet dans ces régions que M. Luzel a recueilli sa version, qui en porte la marque évidente et qui n'a conservé que bien peu de souvenirs de l'évêché de Léon, pays d'origine de la ballade.

Le nom du seigneur de la Ronce, comme époux de l'héritière, y tient la place de celui du seigneur de Mesle, qui est conforme à l'histoire. Ce nom de la Ronce reste une énigme; mais celui de Coatgouradès, un des adorateurs de Marie de Keroullas, peut se traduire admirablement par Kergroadès, comme l'a pensé M. Luzel.

La famille de ce nom, qui habitait en Plourin, était voisine de celle de Keroullas; et François de Kergroadès, le fils aîné de cette maison, n'était pas encore marié, quand la pauvre héritière se débattait si pitoyablement contre la perspective d'épouser un jeune homme qui ne fût pas de son choix.

L'altération s'explique d'autant mieux que la version recueillie par M. Luzel lui a été chantée par une paysanne de Duault. Cette paroisse est très loin de Plourin; mais elle est tout près de Pestivien, où est située la terre de Coatgoureden; et c'est ainsi qu'à Duault, Kergroadès devint Coatgouradės.

Si, de ce nom dénaturé nous passons à ceux de Rosambo et de Luzuron, dont l'orthographe n'est pas douteuse, nous n'aurons pas de peine à conclure qu'ils ne figurent ici que par suite d'interpolations.

Comment admettre cette comparaison de l'héritière de Keroullas, qui est perdue en Plourin, dans l'évêché de Léon, à la dame de Rosambo qui habite Lanvellec, une enclave de Dol en l'évêché de Tréguier; comment admettre que cette même héritière ait refusé le fils de Luzuron, terre située en Camlez, si ce n'est de cette façon très simple que les chanteurs de l'évêché de Tréguier ont ajouté ces agréments pour plaire à leurs compatriotes et donner plus de couleur locale à la chanson?

En effet, les fragments découverts par M. Luzel, où se trouvent ces deux noms, lui ont été transmis par un tisserand du Vieux-Marché, autrement dit de Plouaret; or Camlez, où est Luzuron, n'est qu'à cinq lieues de Plouaret, et Lanvellec, où est Rosambo, en est encore plus près, puisque ces deux paroisses se touchent et qu'elles sont limitrophes.

Il reste un dernier nom que j'ai réservé pour la fin, parce qu'en dépit des apparences contraires, j'y ai vu le moyen d'établir un accord entre les deux versions, celle du Barzaz-Breiz et celle du Gwerziou-Breiz-Izel. C'est le nom de Coadelès.

« Je voudrais voir tous mes biens perdus, dit l'héritière, >> et moi mariée à Kerthomas, à Kerthomas ou à Coadelès, » ou au baron de Coatgouradès. »

A mon avis, ce Coadelès de la version de M. Luzel n'est que le Salaün de la version de M. de la Villemarqué; et voici de quelle manière je ramène ces deux noms à un seul personnage.

Depuis l'impression de mon article sur l'héritière, j'ai su de M. de Parcevaux, de Saint-Renan, qui connaît mille choses intéressantes sur les familles de l'évêché de Léon, qu'une tradition très répandue dans la région où naquit la ballade, désignait le manoir de Coatenez en Plouzané, à peu de distance de Plourin, comme le lieu d'où Salaün partait le samedi,« monté sur son petit cheval noir, » pour sa visite hebdomadaire au vieux manoir de Keroullas.

Je crois donc pouvoir affirmer sans témérité qu'au XVI siècle, les Salaün étaient seigneurs de Coatenez. Pour en désigner l'héritier, on se servait indifféremment, selon la coutume, de l'un ou l'autre nom; et c'est ainsi qu'on les rencontre tous les deux dans les diverses versions de la ballade qui sont venues jusqu'à nous. Seulement, en passant de bouche en bouche, ce nom de Coatenez est devenu Coatelez et enfin, par euphonie, Coadelez.

J'arrête ici ces réflexions rétrospectives sur un sujet que

j'ai déjà traité; et je passe à l'Élégie de Monsieur de Névet. Je n'en ai point trouvé de version correspondante dans le Gwerziou-Breiz-Izel; mais ce très important recueil me fournira, je l'espère, de précieux éléments pour mes études à venir.

II

L'ÉLÉGIE DE M.
M. DE NÉVET

Le chant du Barzaz-Breiz qui a fait l'objet de mon dernier article, offrait la ressource de certains développements dans le personnage de Marie de Keroullas et dans le récit de ses tristesses et de ses déconvenues d'amour.

A première vue, il ne devait pas en être ainsi de l'Élégie de Monsieur de Névet, Qu'est-ce, en effet, que cette chanson funèbre? Un long cri de douleur et de reconnaissance du peuple des campagnes qui a perdu son meilleur protecteur, des malheureux qui n'ont plus d'ami, des pauvres gens qui n'ont plus de bienfaiteur.

Pour l'expression de leurs regrets et de leur gratitude, ils ont trouvé un organe dans la personne d'un des leurs, un poëte mendiant, qui suivait le convoi et qui a composé l'élégie; mais à travers cette explosion de la douleur des humbles et des souffrants, il n'y a presque rien à démêler pour l'histoire du héros.

C'est une série de tableaux pittoresques. Voici d'abord SaintJean, le valet, qui frappe, la nuit, à la porte du recteur : « Levez-vous, levez-vous, Monsieur le recteur! le seigneur de. Névet est malade; portez avec vous l'extrême-onction, le vieux seigneur souffre beaucoup. »

Puis vient la scène des derniers sacrements. Les portes sont, ouvertes à deux battants, afin que le moribond donne ce suprême exemple aux gens de sa maison, afin qu'il puisse, << en leur présence, recevoir Notre-Seigneur, avant de quitter «< ce monde. »

Pour tous, il a le mot qui convient, dans cette solennelle circonstance. A sa femme, il prêche la résignation: << Taisez<< vous ! taisez-vous ! ne pleurez pas; c'est Dieu le maître, ô << ma chère femme! »

Pour ses fermiers, il se sert d'une comparaison qui leur est familière «< Mes métayers, ne pleurez pas; vous le savez, «gens de la campagne, quand le blé est mûr, on le mois« sonne; quand l'âge vient, il faut mourir! >>

Aux pauvres, il donne une douce parole de confiance en l'avenir : << Taisez-vous, chers pauvres de ma paroisse ; «< comme j'ai pris soin de vous, mes fils prendront soin de << vous. Ils vous aimeront comme moi; ils feront le bien de << notre pays. »>

Enfin, pour l'assemblée entière, il a le dernier mot, le mot de l'espérance divine, l'au revoir surnaturel : Ne pleurez pas, << ô bons chrétiens, nous nous retrouverons bientôt. »>

Quand le vieux maître a cessé de vivre, on ressent la tristesse de cette maison en deuil. M. le recteur arrive, et fait solennellement la levée du corps qui est transporté dans la chapelle. Les domestiques vident toutes les cruches, et allument le feu de la mort. Tout se prépare pour les funérailles. Depuis la maison jusqu'au bourg une procession s'avance, << au son de la cloche: Monsieur le recteur en tête; devant « lui, une bière drapée de blanc, que traînent deux grands « bœufs, couverts de harnais d'argent. Derrière, une multi«<tude immense, la tête inclinée par une grande affliction. >>

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Puis, pendant cette scène de désolation, l'arrivée d'un ami de la famille qui fait contraste. A côté de la tristesse et de la mort; la joie, la jeunesse et la vie. « Le jeudi au matin », le seigneur de Carné, monté sur son cheval blanc, se présente, au retour d'une fête de nuit, pour voir son vieil ami de Névet. En opposition avec les noirs vêtements de deuil, il porte un habit de velours rouge de feu, tout galonné d'argent. On lui apprend la triste vérité; il suit, avec ses compagnons, « les traces encore toutes fraîches de la charette » qui

a porté le corps en terre. Ils arrivent au cimetière où ils trouvent une multitude en pleurs. Chacun témoigne de ses regrets, « mais principalement les pauvres gens,» assure le poëte, qui ne craint pas d'évaluer à dix mille le nombre des personnes qui ont accompagné le marquis de Névet à sa dernière demeure.

Comme on le voit, de pareils éléments ne m'étaient pas d'un grand secours pour satisfaire ma curiosité sur le personnage tant pleuré dont on nous a transmis l'éloge. Il fallait donc chercher ailleurs, et c'est ce que j'ai fait.

III

SA DATE

Le premier résultat à obtenir était de déterminer exactement à quel seigneur de Névet j'avais affaire, ce qui, du même coup, devait me procurer la date de la chanson.

Je ne crus pas utile de remonter au delà du XVIIe siècle, m'en remettant sur ce point à l'opinion de l'éminent auteur du Barzaz-Breiz qui n'a pas attribué une date plus ancienne à ce chant.

Je commençai donc mes recherches à Jacques, baron de Névet, qui épousa, en 1608, Françoise de Tréal, dame de Beaubois. Mais ce seigneur fut tué aux Etats de Rennes, en 1616, par Thomas de Guémadeuc, pour une querelle de préséance. Cette mort tragique eût bien pu faire le sujet d'une élégie; mais, nous avons vu qu'aucune allusion n'y est faite en la chanson qui nous occupe; et cette constatation était plus que suffisante pour écarter immédiatement cette première hypothèse.

Rien ne s'opposait de prime abord à ce que le personnage cherché fût Jean, le fils de Jacques, qui épousa Bonaventure du Liscoët, en octobre 1629; mais l'auteur de l'élégie nous parle à deux reprises différentes du « vieux seigneur; » et

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