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d'une véritable induction. Voici un exemple de cette erreur. Quoique nous ayons conscience des phénomènes intérieurs, et que nous puissions les observer de manière à nous en former des notions précises, cependant c'est un effort si difficile pour notre attention, toujours sollicitée par les objets extérieurs, beaucoup plus facilement connus, que nous nous aidons de ceux de ces objets qui nous semblent avoir quelque rapport avec les phénomènes intérieurs pour concevoir ces derniers et pour les nommer. Par exemple, si quelqu'un demeure irrésolu entre des motifs contraires, dont les uns l'excitent à faire une chose et les autres à ne pas la faire, nous disons qu'il pèse ces motifs, qu'il balance, qu'il délibère avant de prendre une détermination. Ainsi nous comparons les motifs à des poids placés dans une balance, et nous raisonnons par analogie. Mais quelques philosophes ont tiré de cette analogie des conséquences très-graves : ils ont prétendu que, de même que la balance ne peut incliner d'aucun côté, quand les poids opposés sont parfaitement égaux, et de même qu'elle incline nécessairement du côté où se trouve le poids le plus fort, de même aussi nous sommes dans l'impossibilité de nous déterminer entre des motifs d'une égale force, et nous cédons nécessairement au plus fort. Or, l'observation des faits intérieurs prouve le contraire. On comprend donc dans quelles erreurs peut nous conduire l'analogie, si nous l'employons sans précaution. On a commencé, pour se faire comprendre, par comparer l'indécision de l'homme à celle d'une balance, et puis on a continué comme s'il y avait une parfaite ressemblance entre cette matière inintelligente et inanimée, qui est la balance, et l'être actif et intelligent, qui est l'homme. Et de ce que l'une reste en repos dans certains cas, on a conclu que l'autre devait y rester dans un cas à peu près semblable.

On ne saurait donc trop se tenir en garde contre l'erreur qui consiste à voir d'abord un léger rapport de ressemblance entre deux objets et à conclure plus tard comme si cette ressemblance était réelle et fondamentale. Il faut au contraire se

rappeler constamment que comme l'analogie repose sur la ressemblance des objets, sa force et sa valeur sont en raison directe de cette ressemblance, et, en conséquence, examiner rigoureusement, pour apprécier sa légitimité, le nombre et le degré d'importance des caractères de ressemblance.

CHAPITRE V.

De la classification.

90. Par suite de comparaisons et de généralisations on a acquis un grand nombre de connaissances générales; mais on les a acquises comme leurs objets se sont présentés, c'està-dire sans ordre. Or, pour qu'il y ait science, science achevée, et propre à être retenue par l'être intelligent, il ne faut pas seulement des connaissances générales, il faut encore que ces connaissances soient rigoureusement enchaînées les unes aux autres et dans un ordre tel que l'une d'elles, étant prise au hasard, ait avec celles qui la précèdent ou qui la suivent plus de rapports qu'avec aucune autre. Une nouvelle opération est donc nécessaire pour établir cet ordre; cette opération est la classification. Il faut pour l'accomplir continuer de comparer les types généraux obtenus, chercher en quoi certains d'entre eux se ressemblent encore, placer à côté les uns des autres ceux qui diffèrent le moins et en les réunissant par un nouvel acte de généralisation, en former un type plus élevé; et ainsi de suite jusqu'à ce que tous les types soient ordonnés entre eux.

91. Lorsque la classification opère ainsi sur des types. d'êtres à caractères communs, le groupe ou être collectif résultant immédiatement de la comparaison et de la réunion des individus s'appelle espèce. Le groupe plus relevé résul

tant de la réunion des espèces est le genre; les genres par leur réunion constituent une famille, les familles un ordre, les ordres une classe, les classes un règne, etc., l'ordonnance totale est un système (*). Mais comme un genre ou un groupe quelconque n'est lui-même qu'une espèce par rapport à un groupe plus élevé qui devient alors le genre, il suit qu'en réalité tout est réductible aux idées et aux dénominations d'individu, d'espèce et de genre.

92. Lorsque la classification s'exerce, non plus sur des êtres, mais sur des lois qu'elle coordonne en les rattachant à un rapport principal, son procédé ne change pas pour cela. Il faut toujours les disposer dans un ordre tel que chacune d'elles soit contenue dans celle qui précède et contienne celle qui la suit. Mais dans ce travail les dénominations se simplifient la généralité, quelque étendue qu'elle soit, s'appelle toujours une loi, une loi plus ou moins générale. Quelques-uns cependant appellent principe la plus générale et la plus vaste des lois appartenant à un même ordre de faits, et conséquences celles qui lui sont subordonnées; quelquefois encore on donne le nom de théorie à une réunion de lois sur un même sujet; exemple : la théorie de la chaleur. Lensemble est toujours dit un système.

93. Pour former un système, la classification place à une extrémité le genre le plus étendu, la loi la plus vaste, à l'autre extrémité l'espèce la plus étroite, la loi, la plus restreinte; dans l'intervalle et par gradation les genres et les lois qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes, de manière que par la place même qu'occupe un des objets classés, on puisse juger de sa nature et de ce qui le distingue de tous

(*) La dénomination des groupes n'est pas si nettement fixée qu'elle soit toujours employée dans l'ordre de gradation précédent. Les uns font l'ordre plus général que la classe; d'autres intercalent la tribu entre la famille et l'ordre, etc. Trois dénominations seules sont généralement employées; ce sont celles de système pour désigner l'ensemble; de genre pour la réunion des espèces; d'espèces pour la réunion des individus.

les autres ordonnés avec lui. Alors seulement, en substituant à la multiplicité et au désordre des généralités successivement acquises, une unité et un ordre qui permettent de saisir avec la même facilité l'ensemble et les détails, la science est véritablement constituée.

94. Voici en quoi la classification diffère de la généralisation qui la précède. Généraliser c'est réduire, c'est ramener à l'individu abstrait et tel que le veut la science, les individus que présentait la nature, en ne tenant compte que de leurs ressemblances et faisant abstraction complète de toute différence classer, c'est reprendre les unités ainsi formées, c'est les caractériser nettement entre elles, faisant voir ce qui les unit et ce qui les sépare, c'est les placer dans l'ordre qu'elles occupent dans la nature, c'est-à-dire, de façon que chaque espèce dans un genre, chaque genre dans un groupe supérieur, ait avec son plus proche voisin des rapports plus intimes qu'avec aucun autre ; en d'autres termes et plus brièvement, la généralisation réunit par ressemblances; la classification ordonne en tenant compte des ressemblances et des différences. Ce que la synthèse est à l'analyse, la classification l'est à la généralisation; l'une rétablit l'unité décomposée, l'autre rend tous les caractères que l'abstraction avait enlevés pour généraliser; on voit ainsi que c'est moins une opération d'une espèce nouvelle que le complément de la première généralisation.

95. Or pour classer, comme pour généraliser, on peut suivre deux méthodes bien distinctes (*). La première, la plus simple et la plus séduisante par la facilité avec laquelle elle se développe et la latitude qu'elle laisse dans le choix des caractères, consiste à élire d'avance et à priori ceux que l'on regarde comme les plus importants ou les mieux tranchés, en

(*) Cf. Ampère, Essai sur la philosophie des sciences et Cours au collège de France :années 1935 et 36; Journal général, 1835 et 36; Comptes rendus.

négligeant tous les autres; et après avoir par ce moyen établi et réuni un certain nombre de séries, on ordonne les espèces, les genres ainsi formés, selon les rapports qu'ils présentent entre eux, mais toujours sous le point de vue particulier que l'on a déterminé à l'avance; tel est en botanique le système de Linné, ou en philosophie la classification que M. Laromiguière a donnée des facultés. Mais si ce mode de classification est simple et aisé à saisir, il s'en faut beaucoup qu'il réponde au but que l'on doit se proposer dans toute bonne classification, savoir, que par la place même qu'occupe un des objets classés on juge de sa nature et de ce qui le distingue des autres qui sont classés avec lui. L'autre méthode, plus pénible, moins brillante et plus lente dans sa marche, établit ses classes, forme ses groupes non plus d'après tel ou tel caractère, mais d'après l'ensemble, sans autre but déterminé que celui d'offrir entre les êtres ou les faits tous les rapports et surtout les rapports essentiels qu'une observation minutieuse lui aura découverts, et enfin les ordonne par la considération de tous les caractères et de leur importance relative. Ainsi doit se trouver atteint le but qu'avait manqué la première méthode. On appelle cette classification naturelle, et par opposition on dit l'autre artificielle. On sent bien qu'il ne peut y avoir qu'une seule classification naturelle, à savoir celle qui offrirait la représentation fidèle de la nature, qui réunirait l'ensemble complet des faits ou des êtres auxquels elle s'applique, en même temps qu'elle offrirait, par la distance à laquelle les êtres ou les faits seraient placés les uns des autres, une traduction exacte des rapports qui les unissent. On voit bien encore que parvenue à ce point, une classification serait la science elle-même dans son expression la plus simple, la plus concise et la plus saisissable que cet idéal auquel tendent tous les classificateurs n'est pas encore réalisé, qu'il ne le sera probablement jamais dans la perfection, mais que toutes les coordinations proposées devront continuellement offrir des variations, puisqu'elles ne seront que des essais qui seperfectionnent à chaque

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