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seul, ou regardé comme des principes différents les divers aspect's d'un même principe. C'est donc la science de ces principes qui varie, dépendante qu'elle est des chances de l'observation; mais ces principes eux-mêmes restent invariables. Quelques-uns ont pu être oubliés, omis, contestés, niés même par des philosophes, sans cesser pour cela ni d'exister ni de soumettre à leur influence nécessaire ceux-là mêmes qui les niaient. Ainsi Spinosa oublie la cause, Hume la nie, Condillac met en doute la substance; mais ce n'est que dans leurs ouvrages et pour être conséquents à leurs systèmes (*). Dans la conduite de la vie, ils agissent comme s'ils reconnaissaient des causes et des substances, ainsi que le reste des hommes. C'est qu'en effet l'homme ne peut anéantir en lui ces principes, ni se soustraire à leur empire. La folie elle-même ne le fait pas; les aliénés continuent d'obéir aux lois de la substance et de la cause, et c'est par là qu'ils sont encore hommes, quand ils ont cessé de l'être sous d'autres rapports.

(*) Voici pour exemple l'origine de la négation du principe de causalité par Hume. Ce philosophe ayant admis sur les opérations de l'intelligence humaine deux assertions fausses, il est vrai, mais qu'une observation incomplète faisait regarder comme vraies et fondamentales à Locke et à lui, savoir, la première, que toutes nos idées dérivent immédiatement ou médiatement de l'observation; la seconde, que tous nos jugements naissent de la comparaison de deux idées préalablement conçues (19), s'appuya sur ces deux assertions pour examiner les motifs de notre confiance aux vérités premières et en particulier aux principes de causalité et de substance, et, d'après la première assertion, il demanda où étaient les réalités observables représentées par les mots cause, substance, et ne trouvant dans le monde visible ni ces réalités, ni rien de l'idée de quoi par abstraction on pût former ces deux idées, il en conclut qu'elles étaient chimériques et qu'il n'y avait ni substance, ni cause. Et en partant de la seconde assertion, il demanda où étaient les deux idées du rapprochement desquelles l'esprit humain avait pu tirer ces deux jugements, que tout fait a une cause et tout attribut une substance, et trouvant chimériques les deux idées de cause et de substance, il en conclut, pour rester fidèle à son système, que ces deux prétendus principes n'ont aucun fondement, et les deux rapports qu'ils expriment aucune réalité.

45. Il reste à dire sur la généralisation absolue les règles qui la concernent. Rappelons d'abord ses lois :

1o Cette généralisation est fatale et indépendante de notre volonté ;

2o Elle a pour condition la perception du principe à généraliser dans un fait particulier antérieur.

Or, 1o comme fatale et irrésistible, elle n'est pas susceptible de direction et échappe à toutes les règles; mais comme les principes qu'elle donne sont au-dessus du doute et de la discussion, il faut bien se garder de prendre pour eux des principes qu'elle n'aurait pas fournis, à l'adoption desquels la prévention ou la négligence auraient donné une apparence de spontanéité, et auxquels les passions et l'entêtement prêteraient un semblant de nécessité. On sent les inconvénients de toute erreur à cet égard. C'est pourquoi il est important, avant de prononcer que tel ou tel principe est une généralité absoque, d'examiner s'il a bien tous les caractères essentiels des vérités de cet ordre. La conviction qui accompagne une vérité peut être irrésistible, et cependant n'être pas le résultat d'une évidence immédiate. Ainsi cette vérité, que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits est marquée du caractère de nécessité, mais elle n'est pas d'évidence immédiate, et son acquisition exige de la réflexion et du raisonnement, ce qui fait qu'elle n'est pas universelle. Telle autre vérité peut avoir été universellement adoptée, qui n'a rien de nécessaire. Pour qu'une vérité mérite d'être mise au rang des principes absolus, il faut qu'elle présente tous leurs caractères.

2o De la seconde loi il résultera encore moins une règle qu'un conseil. Si la généralisation absolue suppose la perception d'un fait particulier duquel elle dégage l'élément général, il faut prendre garde de se laisser aller à la généralisation d'un rapport qui n'existerait pas et que nous aurions cru apercevoir dans une perception irréfléchie.

CHAPITRE IV.

De la généralisation médiate, ou de la formation des principes généraux par induction.

46. S'il est des vérités générales si faciles, si simples, qu'elles se dégagent à l'instant de la perception individuelle qui les contient, et que la connaissance dont elles sont l'objet, tout d'abord accomplie, ne change ni ne varie, ne comporte pas le plus ou le moins, et du premier coup ait toute sa perfection, il est bon nombre d'autres principes généraux dont on ne parvient à reconnaître l'élément essentiel qu'après un certain travail, et dont la connaissance ne s'accomplit et ne se perfectionne qu'au moyen d'opérations nombreuses et difficiles. Or, il est de toute évidence que si les perceptions une fois acquises nous échappaient aussitôt et sans retour, les opérations qui doivent en dégager le principe général ne pourraient avoir lieu, chaque connaissance resterait ainsi isolée, et la science serait impossible. Mais l'expérience nous apprend que nous possédons la faculté de conserver nos connaissances acquises et de les faire reparaître au besoin : cette faculté est la mémoire. La connaissance que chaque personne a de ce pouvoir suffit pour la compréhension de tout ce qui suit, et nous dispense d'en parler autrement que pour mention. L'étude complète de cette faculté ne peut être faite avec fruit que lorsque nous aurons vu les diverses connaissances qui lui sont confiées, et que nous pourrons comprendre les rapports qui existent entre les variétés de cette faculté générale et les ordres de connaissances qui leur correspondent.

S ler. De l'observation dans ses divers actes d'attention, de distinction, d'analyse et de synthèse.

47. Pour être soumises aux opérations de la généralisation, les perceptions primitives ont besoin d'être préparées par un travail dont le but est de permettre à ces opérations d'en extraire le principe général. Pour mieux saisir le caractère et la marche de ce travail préparatoire, rappelons-nous qu'il est destiné à faire disparaître les défauts qui se trouvent nécessairement dans toute perception primitive. Or, quels sont ces défauts? Nous avons vu que toute perception primitive a pour caractères d'être : vraie, spontanée, confuse et concrète.

48. Il n'y a rien à dire du premier caractère : il dérive de l'existence même de la perception qui ne peut être déterminée que par la manifestation de la réalité et par son action sur l'être intelligent. La vérité de nos perceptions naissantes est un effet, une existence, et elle est bien comme toute existence est bien en tant qu'existence; mais il faut se rappeler que si l'objet, en se montrant évident, a produit une vérité, il n'a pas produit une vérité tout entière, parce qu'il ne s'est pas montré tout entier, et que, si la perception primitive est vraie, elle est aussi incomplète, et a toujours besoin d'être soumise à un travail ultérieur destiné à la compléter.

49. 1o De ce que nos perceptions primitives sont spontanées, c'est-à-dire occasionnées par la réalité qui se manifeste; et de ce qu'en fait les modes ou phénomènes de la réalité, nonseulement sont en nombre infini, mais ne restent jamais ni longtemps les mêmes, et engendrent ainsi une série non interrompue de changements, il s'ensuit qu'une semblable succession s'établit dans nos perceptions, et que sa rapidité nous empêche de prendre des objets une vue bien nette et bien distincte. Or, si nous nous laissons aller à quitter un objet une fois vu et vaguement vu, pour passer à un autre qui, lui-même à demi connu, fera place à un autre qui lui ressemblera, et ainsi de suite, il en résultera qu'avec beaucoup de percep

tions, mais de perceptions imparfaites, nous resterons dans l'ignorance, tant que nous satisferons notre instinct de curiosité plutôt que le désir plus sérieux de la science, et que nous laisserons les perceptions arriver spontanément en nous. Par conséquent l'être intelligent doit faire un effort sur luimême, 1o pour se contenir et résister aux distractions qui le sollicitent de toute part et ne lui laissent prendre des objets qu'une connaissance légère, fugitive et superficielle; 2° pour se rendre maître de son désir de savoir, dans le but de le diriger (attendere) et de le concentrer sur les objets qu'il se propose de mieux connaître ; 3° pour faire durer aussi longtemps que possible soit la perception soit le souvenir de ces objets. Cet effort est l'acte d'attention; il a pour but la meilleure vue d'un objet déjà perçu; il est la condition de tous les actes intellectuels qui restent imparfaits ou même impossibles sans lui (*).

50. 2o De ce que les perceptions primitives sont confuses, parce qu'on est obligé de percevoir les réalités telles qu'elles se montrent, et qu'il est bien rare qu'un objet se montre dans sa pure individualité et sans tenir par mille rapports à d'autres objets qu'on voit en même temps, il s'en suit que l'être intelligent tout en attachant et fixant par l'attention son regard sur l'objet qui l'intéresse, en voit encore d'autres qui l'empêchent de prendre de l'objet étudié une connaissance aussi distincte et aussi nette qu'il le voudrait. C'est pourquoi, à l'attention qui doit toujours rester la même, il faut joindre un acte nouveau qui sépare l'objet à connaître de tout ce qui n'est pas lui, le dégage de ses accessoires, l'isole et le réduise à lui-même, ni plus ni moins. Cet acte est la distinction, qui a pour but, en déterminant et précisant l'objet de la perception, de substituer la clarté à la confusion.

51. 3° Enfin les perceptions primitives sont encore concrètes, c'est-à-dire, qu'elles répondent ou à des êtres qui se

(*) Cf. pour tout ce paragraphe, DAMIRON, Psych. p. 83 à 89; et Log. p. 79 et suiv.

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