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CHAPITRE VI.

Des sciences d'observation physique et des sciences d'observation psychologique.

352. Nous avons vu la science se diviser d'abord en deux grands règnes, celui des sciences cosmologiques, et celui des sciences noologiques. Quels sont maintenant les rapports qui existent entre ces sciences relativement à la méthode à suivre pour les former?

Les sciences noologiques ont pour objet la pensée; or, la pensée peut être considérée dans chacun des individus de l'espèce humaine, ou dans les grandes réunions d'hommes appelées nations; de là, la distinction de la philosophie proprement dite et des sciences sociales.

Dans l'un comme dans l'autre cas, ces sciences n'ont point pour objet les qualités absolues et générales des êtres, mais bien un être déterminé, l'homme pensant, étudié soit en luimême, soit dans ses rapports avec ce qui l'entoure. Or, c'est là un objet réel, ce sont des rapports réels; il faut donc étudier cet objet, ses phénomènes, ses rapports, dans la réalité de son existence. Les sciences noologiques sont donc des sciences de faits ou d'observation; c'est pourquoi tout ce que nous venons de dire des sciences d'observation leur est entièrement applicable, sauf la différence d'objet, qui nécessite l'emploi de facultés différentes. Par les sens, nous percevons

d'hui sont multipliées et étendues; où trouver l'homme qui se flatte 'de les posséder assez bien pour tracer leurs règles d'étude avec profondeur, qui, dans ses considérations générales, ne trahisse pas l'ignorance des détails et ne fasse pas sourire les savants de chaque spécialité? On trouvera des modèles de ce qu'il y a à faire pour chaque partie dans la Langue des calculs de Condillac, qui pourrait aussi bien s'appeler la Logique des calculs, et dans la Logique judiciaire de M. Hortensius de Saint-Albin.

les faits qui servent de base aux sciences physiques d'observation; par la conscience, nous saisissons les faits qui sont l'objet de la philosophie proprement dite; les sciences sociales s'appuient et sur les faits qui se trouvent dans la conscience, et sur ceux que par les sens nous voyons se passer autour de nous, et sur ceux enfin que nous livre le témoignage historique. Les règles qui doivent présider à l'exercice de ces moyens de connaître ont été exposées plus haut, nous n'avons rien à y ajouter. Seulement, nous croyons devoir dire quelques mots sur l'observation des faits de conscience qui sont l'objet de la philosophie, attendu que l'on a quelquefois élevé des doutes sur la possibilité de cette observation. 353. Les mêmes objets frappent les sens de l'ignorant et du savant; mais ce qui distingue le savant de l'ignorant, c'est que ce dernier voit les objets sans les regarder, ou ne les regarde pas assez pour démêler tous leurs éléments, tandis que le premier fait attention à ces mêmes objets, et, par cette attention persévérante, les distingue d'abord entre eux, puis distingue leurs éléments et leurs rapports, en un mot, les observe, et, par cette observation, parvient à les connaître d'une manière plus distincte et plus complète. C'est à cela que se réduit l'observation extérieure. Il est également vrai que tout homme, en état normal, est par le sens intime continuellement informé d'une foule d'états qui modifient aussi bien l'ignorant que le philosophe. Que faut-il faire maintenant pour observer ces faits intérieurs? Ce qu'on fait pour les autres, les conserver par le souvenir, les distinguer, s'y attacher par l'attention, les décomposer en leurs éléments, et les recomposer suivant les rapports de ces éléments entre eux. Or, l'expérience de chaque jour nous apprend que nous pouvons donner, et que nous donnons souvent notre attention à ce qui se passe en nous, aux motifs de nos déterminations, par exemple, aux degrés de notre volonté qui nous paraît tantôt ferme et soutenue, tantôt indécise et chancelante; aux souvenirs qui nous assiégent ou que nous voulons rappeler, etc. Rien n'est plus

avéré que ce pouvoir dont nous jouissons. Il ne l'est pas moins que nous pouvons distinguer les uns des autres nos phénomènes internes; que nul de nous ne confond l'amour et la haine, l'adhésion et le refus, la certitude, l'opinion et le doute, le souvenir et la connaissance directe, etc., etc. Tous ces états sont désignés par des expressions distinctes que l'ignorant confond quelquefois, mais que distingue et comprend quiconque a voulu se rendre compte de ce qui se passe en lui. Nous n'avons pas moins le pouvoir de distinguer les éléments d'un fait complexe, que celui de distinguer les faits entre eux : soit, pour exemple, le fait complexe de la liberté. Les personnes mêmes qui ont le moins porté leur attention sur les phénomènes de leur conscience, disent que dans telle circonstance elles étaient trop hors d'elles-mêmes pour avoir agi avec discernement, ou bien qu'elles n'avaient pas su ce qu'elles avaient à faire, ou qu'elles n'avaient pas vu assez clairement les divers partis à prendre pour se déterminer avec connaissances de cause, ou bien enfin, que quoiqu'elles se fussent déterminées à agir, la force d'exécution leur avait manqué, etc. Et, encore une fois, tous ces éléments d'un fait libre, sont énoncés par des expressions distinctes, comme être maître de soi, se posséder, concevoir un acte à produire, examiner, délibérer, pencher, résister, se décider, se résoudre, se déterminer, prendre un parti, l'exécuter, entrer en action, qui, non-seulement, les expriment tous, mais les expriment avec des nuances que presque chacun comprend, ce qui prouve que chacun a pu distinguer en lui les éléments du fait complexe de liberté. Et l'ordre même de ces éléments, qui l'ignore? Qui ne sait pas dire qu'il ne faut pas attendre pour examiner et délibérer que l'on soit entré en action? Les proverbes populaires viendraient à l'appui de cette assertion, si la vérité n'en était pas aussi claire que le jour. Mais si les personnes que les distractions de la vie arrachent incessamment à l'attention qu'elles donnent aux phénomènes intérieurs, sont cependant parvenues à les connaître et à en faire

une certaine analyse, combien cette possibilité n'existe-telle pas plus grande et plus complète pour celles qui feront de ces phénomènes l'objet d'une étude spéciale! Qui n'a pas éprouvé qu'à force de nous rendre compte de ce qui se passe en nous, nous parvenons à mieux connaître notre état intérieur et à comparer avec exactitude les différents états de notre conscience? Ainsi donc, l'observation et la comparaison des faits de conscience ne sont pas moins possibles que la comparaison et l'observation des phénomènes qui tombent sous les sens: seulement, il faut convenir qu'elles sont souvent plus difficiles, et qu'elles exigent, pour résister aux distractions extérieures, et pour garder les phénomènes sous l'œil de la conscience, une force de volonté dont tout le monde n'est pas capable. Tous les hommes d'ailleurs ne sont pas capables d'étudier les sciences physiques.

354. Mais, dans l'étude du monde sensible, ce n'est pas tout que d'observer et de comparer, il faut reconnaître les lois des phénomènes, et, ces lois reconnues, en tirer des inductions pour les questions qui s'y rapportent. Mais que sont pour l'être intelligent les lois de la nature sensible? la succession régulière des phénomènes, une espèce de lien qui unit les circonstances au fait produit, et nous les fait regarder comme sa condition, sa cause occasionnelle. Ainsi, le mouvement de la marée est lié au passage de la lune au méridien, le développement du germe dans un oeuf, à un certain degré de chaleur maintenu pendant un temps déterminé, etc. Et nous regardons comme autant de lois de la nature, tous ces liens, ces rapports établis entre un fait et les circonstances qui en régularisent la reproduction. Or, pourrait-on douter que les faits de la pensée humaine se produisent selon des lois régulières? «Ne serait-il pas bien singulier, dit M. Jouffroy, » que tous les faits observés jusqu'ici dans toutes les parties de la nature, aient été trouvés soumis à des lois régulières; qu'en un mot, l'ordre ait été reconnu et dans l'ensemble et » dans les moindres détails de ce vaste univers, et que les

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opérations de l'intelligence humaine qui constate cet ordre, » et que les mouvements de la sensibilité humaine qui admire » cet ordre, et que les mobiles de la conduite de l'homme qui » est la pièce la plus merveilleuse de ce vaste ensemble, » eussent été seuls abandonnés au hasard, sans règle et sans » lois certaines? De toutes les suppositions imaginables, ce » serait bien la plus évidemment absurde! » (Préf. des Esq. de ph. mor., de D. Stewart, p. xxxvIII.) Mais si ces lois existent, pouvons-nous les connaître? Rien n'est encore plus facile que de constater que quelques-unes de ces lois sont entrevues même par les personnes les plus étrangères à l'observation scientifique. Et soient pour exemple les lois du souvenir. Chaque jour on entend faire aux questions que l'on adresse sur un fait passé les réponses suivantes: je n'ai pas donné assez d'attention à ce fait pour en avoir souvenir, ou bien : citez-moi quelque chose qui me remette sur la voie, - ou bien encore je suis trop fatigué, trop malade, pour me souvenir avec clarté de ce que vous me demandez. Et n'est-ce pas là la triple loi du souvenir reconnue même par ceux qui n'ont pas pensé à l'étudier? Or, si ces lois se manifestent ainsi à la conscience des personnes les plus inattentives, combien ne se montreront-elles pas mieux à l'homme qui fera d'elles une étude suivie et régulière?

355. Mais, pour reconnaître une loi et admettre une induction comme légitime, il ne suffit pas d'avoir observé comment la nature se comporte dans un cas particulier, il faut pouvoir découvrir ce qu'il y a de constant, de régulier, d'invariable dans ses opérations, et pour cela, il faut lui faire répéter ces mêmes opérations sous des influences diverses, afin de distinguer et d'écarter les circonstances variables qui appartiennent au lieu, au temps, à l'individu, etc. En un mot, il faut expérimenter pour s'élever à l'induction et en contrôler les résultats. Or, si l'expérimentation est possible dans le monde physique, en est-il de même dans le monde de la pensée? nous le croyons. En effet, si l'on n'a ni creuset, ni scalpel

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