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si la chose est possible, on verra si l'expérience confirme la prédiction et l'hypothèse, ou bien si elle réfute l'une et l'autre, Ainsi Huyghens, pour expliquer les phases singulières que présente Saturne, imagina que cela pourrait bien être causé par un anneau qui environnerait le globe de cette planète. Sur cette hypothèse, il calcula les apparences qui devaient en résulter dans les diverses positions de Saturne, par rapport à la terre; et les observations, ayant abouti à des résultats conformes à ses calculs, ont changé la probabilité de son hypothèse en une véritable évidence. Plus on saura se procurer de pareilles preuves, et plus l'hypothèse approchera de l'évidence: « Maxima erit certitudo, cum legem (hypotheticam) quamdam ita cum singulis phænomenis congruere videmus, » ut quousque extenduntur experimenta, nulli tamen eorum » contradicat, cum omnibus cohæreat optime, » (LAMBERT, Potométrie, § 6.)

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168. Pour rendre plus sensible l'application des règles qui précèdent, nous croyons devoir emprunter à l'histoire de la physique un exemple de la manière dont l'hypothèse peut se mêler à l'observation et à l'expérimentation, et comment l'observation, les expériences et la comparaison doivent venir contrôler l'hypothèse, la renverser, ou changer sa possibilité ou sa probabilité en une véritable évidence.

Pour expliquer l'ascension des liquides dans un tube où le vide avait été préalablement fait, on imagina cette hypothèse : la nature a horreur du vide. Les plus simples observations, faisant voir que cette prétendue horreur ne s'étendait qu'à 28 pouces pour le mercure, à 32 pieds pour l'eau, à 17 pieds 5 pouces pour l'acide sulfurique, etc., suffisaient pour détruire cette hypothèse, et démontrer qu'elle n'était qu'une pure fiction du caprice et ne rendait compte de rien.

En 1643, Torricelli constate, par des observations, les diverses hauteurs qu'atteignent les divers liquides, et, comparant la hauteur du mercure à la hauteur de l'eau, il trouve que les deux hauteurs sont dans le rapport inverse de leurs

densités. S'appuyant sur ce fait, il soupçonne et imagine que c'est la pression de l'atmosphère qui détermine les liquides à s'élever jusqu'à ce qu'il y ait équilibre. Ce n'était là qu'une hypothèse: non plus, il est vrai, une hypothèse qui ne s'appuyait sur rien, mais une hypothèse que soutenaient des observations et des comparaisons, et qui satisfaisait à toutes les conditions de formation énoncées plus haut; mais, après tout, ce n'était qu'une hypothèse marquée des caractères de la probabilité et qu'il fallait vérifier. En 1646, Mersenne et Pascal répètent les expériences de Torricelli et les trouvant exactes, leur donnent un degré plus élevé de probabilité. L'année suivante, Pascal résolut de continuer cette vérification par des expériences décisives. Il tire des conséquences de l'hypothèse de Torricelli, conclut ce qui doit arriver et dans le vide et à diverses hauteurs, si cette hypothèse est vraie. Il voit toutes ses expériences confirmer l'explication du savant disciple de Galilée; et alors l'hypothèse perd son caractère et son nom : d'hypothèse probable, elle devient principe évident, et la science possède une vérité de plus.

169. Ainsi donc, une hypothèse étant une fois conçue, il faut incessamment travailler à lui faire perdre le nom et le caractère d'hypothèse. L'hypothèse ne se pose que pour se détruire. Or, cela se fait de deux manières : lorsqu'elle devient évidemment fausse ou évidemment vraie. Le premier cas arrive lorsqu'il survient quelque nouvelle expérience qui détruit manifestement l'hypothèse ou qu'on trouve une explication nullement hypothétique des faits pour lesquels l'hypothèse avait été imaginée. Le second arrive lorsqu'on vient à trouver quelque expérience, quelque phénomène qui met l'hypothèse hors de doute et démontre avec évidence qu'elle contient réellement l'explication des moyens que la nature emploie. Ainsi la théorie de la marée, qui n'était qu'une hypothèse sous Descartes, devint un principe évident sous Newton.

170. On comprend facilement que la vérification constante des hypothèses, qui est la condition expresse de leur emploi,

exige avant tout une impartialité, une liberté d'esprit, qui laissent pleine facilité de consulter sincèrement l'expérience et l'observation, de nous rendre à la vérité quand elle se manifestera, ou même de renoncer à nos hypothèses dès qu'on nous présentera quelque chose de meilleur, de plus simple, de plus propre à expliquer ce qui est proposé. Mais il est vrai d'ajouter que cette sage circonspection est rare; et qu'il n'est que trop fréquent de voir les inventeurs des hypothèses s'en entêter au point de ne pouvoir plus y renoncer. La plupart d'entre eux, ou par prévention, ou par esprit de système, ou par la difficulté qu'il y a à distinguer une grande probabilité de l'évidence, ont donné à de simples hypothèses, souvent fausses et jamais contrôlées, le même acquiescement qu'à la vérité. Or, une fois séduit par un principe hypothétique, on se préoccupe vivement des conséquences qui en découlent, et on est mal disposé à bien voir la vérité. Persuadé qu'on la possède et qu'on n'a pour la développer qu'à raisonner et à conclure, on n'observe pas, ou on observe mal. On ne se soucie pas d'expériences, on ne se soucie que de raisonnement. Cependant les faits sont là qui restent malgré tout. S'ils ne rentrent pas dans le prétendu principe, le raisonnement a beau faire, il ne peut les y ramener on le sent et on s'en irrite, on les mutile ou on les rejette, on les altère et les maltraite de toute façon en leur faisant violence pour les accommoder à l'explication qu'on prétend avoir trouvée; au lieu de refaire son opinion sur la vérité, on veut réformer la vérité sur son opinion, et ainsi, on manque à tout jamais la science qu'on poursuivait. Il y a plus, une fois qu'on regarde une hypothèse imaginée comme l'expression exacte de ce qui est, comme la dernière limite de ses recherches, on ne cherche plus à en former de meilleures, ni même à trouver les preuves de celle qu'on adopte. Cette hypothèse vient-elle à éprouver des contradictions, on la soutient parce qu'on l'a trouvée; l'amour-propre remplaçant ainsi l'amour de la vérité, on préfère le mensonge, dont on est l'inventeur, à la

vérité découverte par un autre ; et l'on nuit d'autant plus aux progrès de la science que l'on met plus d'art et de talent à faire valoir son hypothèse.

Ces considérations sont graves, et, comme elles ne sont malheureusement que trop vraies, elles doivent nous engager à mettre la plus grande prudence, et la plus grande sincérité dans l'emploi de l'hypothèse. Les résultats de l'abus des hypothèses sont si fâcheux pour la science qu'ils ont porté plusieurs auteurs des plus distingués à vouloir bannir de l'acquisition de la science toute hypothèse et tout emploi semblable de l'imagination. Mais, encore une fois, la sagesse ne consiste pas à repousser l'emploi de cette faculté, mais à savoir la diriger.

171. On peut résumer en deux mots toutes les règles de l'imagination à l'égard de la science, ou de l'hypothèse : 1° Vraisemblance dans l'invention;

2o Vérification continuelle et sincère de ce qui a été inventé

DEUXIÈME PARTIE.

TRANSMISSION DE LA SCIENCE.

172. Nous avons traité jusqu'à présent des faits intellectuels dans leur développement et leur conservation; mais le fait intellectuel ne peut rester ni toujours ni longtemps même à l'état de pure pensée, de pur fait de conscience. L'expérience nous apprend que nous avons non-seulement le pouvoir de penser et d'acquérir la science, mais encore celui de nous servir de nos organes corporels pour émettre hors de nous le fait intellectuel, le faire connaître à d'autres êtres intelligents, et, par ce moyen, augmenter notre propre savoir, en fournissant à autrui le moyen de le contrôler, et en recevant d'autrui communication d'un savoir que nous ajoutons au nôtre. C'est sous ce double point de vue que nous avons à étudier l'expression des faits intellectuels.

SECTION PREMIÈRE,

DE LA CONNAISSANCE COMMUNIQUÉE A AUTRUI.

CHAPITRE PREMIER.

Du langage en général et de ses rapports avec la pensée.

173. Tout mouvement organique produit, soit instinctive ment, soit librement, dans le but d'exprimer une modification interne, est dit langage. Il y a donc, à proprement parler,

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