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d'un objet quelconque, et sa forme, sa couleur, ou son nom, etc. (*)

A toutes ces fausses associations, il faut joindre les rapports de contiguïté dans le temps ou l'espace pris pour des rapports réels de causation on en trouve des exemples sans nombre dans les opinions populaires sur les comètes, les éclipses, les dates reputées funestes, les premières personnes que l'on rencontre, les lieux où il nous est une fois arrivé malheur.

Par tout ce qui précède, on voit que, soit dans les individus, soit dans les sociétés, tout se ressent, soit en bien, soit

(*) C'est d'après ce principe que l'on emploie la graisse ou la moelle d'ours pour faire pousser les cheveux. S'il s'agit, au contraire, de faire tomber les poils, au lieu d'une bête velue comme l'ours, on doit choisir quelque animal dont la peau soit parfaitement glabre. Sous ce rapport, les grenouilles et les crapauds ne laissent rien à désirer, et leur nudité est passée en proverbe. Aussi, dans quelques provinces de la France, on recommande de se frotter avec le sang de la rainette pour faire tomber les poils qui croissent entre les sourcils. L'autruche, les poules, les dindons avalent, comme chacun sait, des pierres, du fer, qui servent dans leur estomac à la trituration des aliments. Quelque gastronomes, émerveillés de cette faculté digestive, ont porté à leur cou l'os blanc qui se trouve à l'estomac de ces volailles, å l'effet de se procurer d'heureuses digestions. Le hibou, habitant les donjons, les rochers, les ruines, boit rarement. Aussi Pline nous assure-t-il qu'un œuf de hibou, mangé en omelette, est un spécifique merveilleux pour guérir un ivrogne de la passion du vin. Toutes les personnes qui ont la jaunisse ont la plus grande confiance à l'eau de carotte jaune, à la chélidoine, dont le suc est jaune. Les taches qui se trouvent sur la pulmonaire et sur l'hépatique leur ont valu leur nom; et mille personnes se sont imaginées qu'avec cette double analogie de couleur et de nom, il ne pouvait se faire que ces plantes ne fussent excellentes pour les maladies du foie et des poumons. Les saxifrages, qui doivent leur nom au lieu où ils croissent, ont été recommandés contre la pierre dans tous les anciens livres de médecine (Garidel et Dioscoride). Longtemps le peuple a cru, et croit peut-être encore, que certaines maladies étant envoyées et guéries par des saints dont le nom ́avait de l'analogie avec ces maladies: saint Clair, maladie des yeux; saint Cloud, les boutons, etc. (Cf. Rabelais, liv. 1, ch. XLV, et les mots mal et saints, dans les Rabelaisiana).

Sur tous ces préjugés bizarres qui tiennent à de fausses associations d'idées, Cf. de Salgues, Des préjugés populaires; Richerand, Des erreurs populaires sur la médecine; Roulin, Sur les pluies de crapauds (Revue des Deux-ondes); et un Mémoire sur les préjugés, inséré par moi dans les Annales des Basses-Alpes, 1838.

en mal, de l'association des idées. Les erreurs en médecine, en littérature, dans les beaux-arts, en morale, en religion sont presque toutes dues à l'exercice illégitime de cette partie de notre constitution intellectuelle; et les associations les plus vicieuses et les plus extravagantes ont toutes pour origine la vue d'un rapport très-réel, mais fortuit, considéré comme un rapport essentiel et nécessaire.

152. Lorsque l'on considère les diverses associations d'idées et qu'on les compare pour découvrir quelles sont les plus fréquentes et les plus importantes, on remarque aussitôt que les associations de simultanéité, c'est-à-dire, dérivant uniquement de la coexistence accidentelle de deux idées, sont de beaucoup les plus faciles, et les plus nombreuses de toutes; et que ce sont elles qui, dans les intelligences faibles, causent le plus d'erreurs et de superstitions.

Quand on recherche la loi de cette double particularité, on trouve d'abord que les rapports de simultanéité ou de contiguïté sont à peu près les seuls qui soient perçus par l'intermédiaire des sens, et dans la perception desquels une modification des sens réponde à une modification intellectuelle; la perception de la plupart des autres rapports se réduisant à une pure modification intellectuelle où les sens n'entrent pour rien. Il n'est donc pas étonnant que la perception des premiers rapports agissant sur deux facultés de notre nature, produise un effet plus profond et plus durable, conformément à la loi que nous avons constatée plus haut (133), et que dès lors ils soient les plus faciles à saisir et à retenir. On trouve en second lieu qu'un rapport de simultanéité, ou, en d'autres termes, la coexistence de deux idées est nécessaire comme condition à la formation d'un lien quelconque entre ces idées, et que tous les autres rapports, quelque essentiels qu'ils soient, ne peuvent être perçus sans qu'ils s'appuient sur celuilà. En effet, pour qu'il y ait vue de rapport, il faut qu'il y ait coexistence des perceptions des objets termes du rapport. Mais comme le plus souvent ces rapports de simultanéité entre

les perceptions des objets sont indépendants de la nature des objets, et par suite, inutiles à la science, comme ils sont en même temps les plus faciles à saisir et à retenir, il arrive que pour les esprits faibles et superficiels, ces rapports voilent ou dénaturent les autres rapports plus importants auxquels ils sont mêlés. Ainsi s'expliquent leur nombre, leur prédominance et leur danger.

153. Les rapports de simultanéité sont donc : 1. les plus faciles à saisir; 2o les plus dangereux, parce que, mêlés à tous les autres, ils ne laissent souvent apercevoir qu'eux seuls. C'est cette double loi qui nous fournira les règles ou plutôt les préceptes à tracer pour assurer la bonne direction de l'association des idées.

1o Puisqu'il n'y a rien de plus facile que de saisir ces rapports et de leur donner une valeur qu'ils n'ont pas, il suit qu'il faut d'abord s'opposer à cette facilité de croyance qui fait que la plupart du temps nous nous contentons des moindres apparences; c'est là l'esprit de doute et d'examen si recommandé par Descartes, et si nécessaire dans la vie et dans la science.

2° Puisque ces rapports accompagnent tous les autres et souvent empêchent de les voir, il faut ne point s'arrêter à eux, mais rechercher si les faits qu'ils unissent ne sont unis par eux qu'accidentellement ou d'après la nature des choses. Et pour saisir les rapports essentiels et faire que nos associations d'idées soient la représentation fidèle de la nature, il n'y a qu'un moyen: c'est celui de les rechercher par tous les procédés scientifiques précédemment exposés ; c'est d'observer avec sincérité, de comparer avec exactitude; c'est d'appeler à son secours l'expérience soit du moment, soit historique ; c'est enfin de ne généraliser qu'avec une extrême prudence. Si par ces moyens nous n'arrivons pas encore à connaître les rapports essentiels et l'ordre véritable, au moins nous aurons évité l'erreur en suspendant notre jugement.

Il va sans dire que ces mêmes moyens doivent être employés pour détruire ou pour prévenir les associations d'idées qui pourraient résulter de la vue d'un rapport de ressemblance dans le nom, ou d'un rapport quelconque.

154. En résumé:

Suspendre son jugement;

Examiner et rechercher les rapports essentiels;
Tels sont les préceptes à suivre pour arriver à de légitimes

associations.

CHAPITRE IX.

De l'imagination et de l'hypothèse.

155. Lorsque, après avoir connu un objet quelconque, un homme a non-seulement le pouvoir de se le rappeler, mais celui d'ajouter à ses souvenirs une sorte d'acte créateur par lequel il se représente si vivement cet objet, qu'il lui semble le percevoir encore, ou que la description qu'il en trace semble également faire croire que cet objet est encore à la portée de ses moyens de connaître, on dit généralement que cet homme à de l'imagination.

Lorsque à un récit fait par autrui, à la lecture d'un livré, à la représentation d'une œuvre dramatique, un homme va au-delà de ce qu'il lit ou entend, et par un acte sui generis lui prête une réalité qu'il n'a pas, et s'émeut en conséquence, comme s'il était en présence de la réalité, on dit encore de cet homme qu'il a de la sensibilité et de l'imagination (*).

On dit encore d'un homme qu'il a de l'imagination, lorsque simple ouvrier, il ne se contente pas de copier servilement le

(*) Cf. Dug. Stew., Élém de phil., liv. 2, p. 368–371.

modèle qu'il a sous les yeux, mais qu'il sait le modifier et le perfectionner suivant les circonstances, ou lorsque, poëte, artiste, il jette au milieu du genre humain étonné, ces productions qui nous frappent d'une admiration involontaire et instantanée.

Tous ces sens, et d'autres encore, donnés au mot imagination, malgré leur apparente diversité, s'accordent tous en cela qu'ils supposent que, outre la double faculté d'acquérir et de conserver des perceptions qui répondent aux objets réels, nous possédons celle de modifier ces perceptions de manière à ce qu'il n'y a plus dans la réalité d'objet qui leur réponde. C'est donc là une faculté intellectuelle reconnue par tout le monde et dont il nous reste à nous occuper.

156. L'imagination n'est point une faculté d'acquisition primitive et qui puisse s'exercer à priori. Les matériaux qu'elle combine doivent lui avoir été fournis par chacune de nos facultés d'acquisition et conservés par la mémoire. Ces matériaux, elle les reprend en sous-œuvre et les dispose non plus dans l'ordre et les proportions qu'ils avaient dans la réalité, mais dans un ordre et des proportions qui, dépendant de nous, n'ont jamais existé et n'existeront peut-être jamais. Elle aggrandit ou amoindrit les proportions d'un objet ou de l'élément d'un objet auquel elle s'attache: elle rapproche les objets distants, sépare ceux qui sont unis; change ou compose; ajoule ou soustrait; en un mot, modifie en tous sens les idées précédemment acquises, et semble ainsi créer quand elle ne fait qu'arranger. Car à son plus haut degré d'énergie elle ne saurait introduire dans ses produits un seul élément de sa création elle ne peut que modifier ceux qu'elle doit à l'exercice de nos facultés d'acquisition. C'est ce que les Grecs ont exprimé à leur manière, en disant que les Muses étaient filles de Mémoire; ce que Madame de Staël a reconnu en disant: «Connaître sert beaucoup pour inventer. » C'est aussi ce que Locke a exprimé d'une manière aussi noble que juste: « L'empire que » l'homme à sur ce petit monde, je veux dire sur son propre

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