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R34

186813

LES

MARIAGES DE PROVINCE

L'ALBUM DU RÉGIMENT.

I.

Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte et belle encore, arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. Elle allait d'un tel pas que son guide, un garçon de l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le soleil d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait pas même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait comme un javelot. C'était évidemment une bourgeoise des champs : le visage bronzé, la robe de soie trop forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine bariolé de broderies féeriques, le chapeau très orné, mais en retard d'un an sur la mode, des bijoux étonnés de se voir dehors en plein midi, tout trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont appris le meilleur français sans oublier le patois natal. — Madame! madame Humblot! cria le domestique haletant. Une minute, s'il vous plaît, vous passez la porte.

Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne qui marchait au pas de charge devint en un moment plus hésitante et plus timide qu'un premier communiant. — Déjà, dit-elle; mais où donc? — A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur debout et un sapeur assis devant la même porte, vous n'avez pas besoin

de demander s'il y a un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, madame Humblot, c'est l'enseigne de la boutique.

- Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien simple. Et comment m'avez-vous dit qu'il s'appelle?

M. Vautrin; un bel homme, dans votre genre, madame Humblot, et un brave homme, qui donne un fameux dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à six heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et le reste.

Bien, bien. Et sa femme?... car il est marié, n'est-ce pas?

Formellement, ah mais! La dame du colonel? Une crème,... qui n'a rien inventé, sauf le respect qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur demoiselle...

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C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que Mme Vautrin ne soit

Je vais le demander à la bonne d'enfant.

Cette

Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, échangea quelques mots avec le sapeur et revint dire à Mme Humblot : petite friponne m'a juré sur sa barbe que tout le monde était à la maison. Ainsi, quand il vous plaira.....

- Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin? Je les trouverai tous à table.

Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour midi; voilà donc quarante-cinq minutes que tout le militaire de France et d'Afrique a déjeuné.

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Allons, tant mieux! soupira Mme Humblot.

Au fond du cœur, elle était plus résignée que contente. Il fallait qu'elle parlât à la femme du colonel : pour arriver jusqu'à Mine Vautrin, elle aurait franchi des montagnes, traversé des mers, couru sur des charbons ardens; mais devant cette route unie et cette porte ouverte son courage tombait à plat. Pour un rien, elle eût tourné casaque et regagné son hôtel. Le cicerone joufflu lui coupa la retraite en disant - Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! j'ai l'air de vous mener chez le dentiste!

:

A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et donna tête baissée sous la porte cochère, entraînant le sapeur dans sa jupe à larges plis.

L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière, qui la transmit à la femme de chambre, et en moins de quatre minutes. Mme Humblot tombait tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant.

A son entrée et à son nom, une grosse dame se leva en poussant un petit cri d'effroi, et une adolescente ébouriffée accourut d'un air martial. Mme Vautrin était prodigieusement timide et sa fille ne

l'était pas du tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones, offrit un siège à Mme Humblot, et la pria de développer à loisir les motifs de son « aimable visite. »>

Mme Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire, et après quelques mots d'excuse elle exposa en bons termes qu'elle était veuve depuis longues années, qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle faisait valoir elle-même un patrimoine considérable à Marans, Charente-Inférieure. Un concours d'événemens imprévus, pour ne pas dire singuliers, l'entraînait à marier sa chère Antoinette avec un officier de la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort bien à première vue; mais on n'était pas suffisamment renseigné sur son caractère, ses habitudes et ses principes, et une mère invoquait l'antique franc-maçonnerie des mères pour obtenir de Mme Vautrin, dans un moment si capital, la vérité décisive.

Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel et parut la mettre à son aise. Mme Vautrin répondit qu'elle était bien sensible à l'honneur qu'on lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience. Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs que par l'échange des politesses indispensables; elle était femme d'intérieur, l'éducation de son petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes ses journées, elle n'avait formé aucune liaison particulière avec les autres femmes de la garnison; mais, dès qu'un intérêt si grave entrait en jeu, elle se ferait un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs, si le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin connaissait tout son monde à fond, comme César. Un coup d'œil d'aigle, madame, et un cœur de père.

Je ne sais pas, répondit Mme Humblot, si ce monsieur a l'honneur de servir sous les ordres du colonel Vautrin.

Du moment qu'il est dans l'infanterie!... Il n'y a que notre régiment à Nancy...

Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons pas vu en uniforme.

Vous m'étonnez. Son grade?

Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le moins. Il ne s'est pas expliqué là-dessus.

- C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il, ma chère madame?

Hélas! je compte sur vous pour nous aider à savoir son nom. A ce coup, Mme Vautrin ouvrit des yeux énormes, et la jeune fille poussa de rire. L'étrangère comprit que son bon sens était mis en doute; aussi reprit-elle vivement: Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous étonne, madame, et vous reconnaîtrez que, s'il y a quelque excentricité dans mon fait, le hasard ou la Providence en

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