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traite? Quelle verve! quel éclat ! quelle colère! et le malheureux, quel grand amour! L'aventure du billet, cette lettre qu'on lui dit adressée à une amie, hélas! c'est une aventure qui est arrivée à Molière. Lui aussi, il a tenu dans ses mains les preuves de sa misère; lui aussi, il n'a pas voulu y croire. L'abbé de Richelieu, agissant en malhonnête homme qui se venge mal du mépris d'une coquette, avait fait tenir à Molière une lettre de sa femme au comte de Guiche, et aux premières larmes de sa femme, qui niait que cette lettre fût adressée à un homme, Molière, à deux genoux, demandait pardon de son emportement. Noble et tendre faiblesse ! abaissement auguste! Mais la coquette le regarda pleurer, puis elle se mit à rire et à rappeler son amant.

Si vous savez un trait plus vif que celui de Célimène, coupable, prise sur le fait, pressée de s'excuser, et relevant fièrement la tête en répondant : — Il ne me plaît pas, moi! s'il y en a un seul, non pas au théâtre, non pas dans l'histoire, mais dans vos annales secrètes, dans les histoires particulières de chacun de nous, dans ces pages de l'âme que nous tenons en réserve pour nous en souvenir, quand nous sommes bien malheureux, dites-lemoi par charité.

Rien n'est plus beau que le duel d'Alceste et de Célimène; celui-ci, amoureux qui s'emporte et qui pleure; celle-là, indifférente, qui se moque tout bas de tant de faiblesse. L'amour d'un homme pour une femme n'a jamais été plus loin. Ni Properce, ni Tibulle, n'ont trouvé ces charmants retours de la passion. La Fontaine lui-même, qui appartenait à cette école sensualiste, lui qui a fait le conte de la Courtisane amoureuse, n'était pas capable d'imaginer l'adorable faiblesse d'Alceste pour sa maîtresse. Cet amour d'Alceste a précédé tous les amours sérieux des héros de Racine; le Misantrope est plus vieux d'un an qu'Andromaque, et je ne sais personne qui ressemble plus à notre Alceste, que Pyrrhus.

Vous savez le reste ce Misantrope, qui n'a défendu que son amour, est accablé de toutes parts; son procès est perdu; il passe lui-même pour l'auteur d'un libelle infâme, ce qui est arrivé à Molière. Entendez-vous Molière faisant l'histoire du franc scé lérat qui l'opprime? Boileau n'a pas été plus loin quand il parle de ce coquin au visage essuyé. Savez-vous que l'éloquence n'a

jamais parlé un plus fier langage, que la morale n'a jamais flétri le vice avec plus d'indignation! Cette véhémente colère produit sur l'âme autant d'effroi que l'arrivée de la statue du commandeur chez don Juan. Tout se tait autour de cette indignation vertueuse. Seule, tant elle est sûre de ce grand amour, le père de toute indulgence, Célimène ose affronter cette colère, mais cette fois rien n'y fait; elle y perd sa dernière grâce, son dernier sourire, le charme est détruit! C'est justement ainsi qu'Armande Béjart avait perdu Molière, pour n'avoir pas voulu renoncer à cette vie de galanteries sans fin. Molière, le cœur brisé, lui offrait son pardon à ce prix; il eût oublié tous ses crimes, si elle eût voulu l'aimer un peu, tout seul; elle répondit comme Célimène : - Il ne me plaît pas, moi! Et alors, Molière, le cœur brisé, se sépara enfin de cette femme, en l'aimant plus que jamais; il se vengea d'elle en veillant, de loin, sur son bonheur, sur sa fortune, en l'aimant tout bas, en créant tout exprès pour elle le grand rôle de Célimène. Hélas! le malheureux, n'était-ce pas pour approcher encore de celle qu'il aimait toujours, pour lui dire encore : Je vous aime! sans lâcheté, pour revoir ce sourire adoré, cette grâce sans égale, toute cette beauté infidèle, qu'il avait composé ce chef-d'œuvre qui devait être le point de départ de la grande comédie?

En effet, et seulement de ce jour à jamais mémorable, le 4 juin 1666, la comédie était trouvée.

Je vous laisse à penser si cette comédie du Misantrope devait être bien jouée, avec quelle verve, quel naturel, quel éclat, quel esprit! Molière, Alceste; La Thorillière, Philinte; Oronte, Du Croisy; Célimène, Armande Béjart; Éliante, mademoiselle de Brie; Arsinoé, mademoiselle Duparc; et pour tout dire en quelques mots, à l'œuvre de cette comédie étaient appelées les femmes, les amis, les compagnons de Molière; la maison entière était convoquée à cette fête; les uns et les autres, racontant à cette grande société française cette histoire intime d'un homme de génie dont ils étaient les familiers, les camarades et les témoins. Hélas! de tous ces comédiens bien élevés, intelligents; animés par la vérité, tout-puissants par la parole, parés comme on l'était à Versailles, imitateurs studieux, qui allaient à l'Oil-de-Bœuf attendre la comédie, pendant que les courtisans attendaient

Louis XIV, les compagnons de M. de Lauzun et de M. de Guiche et de tous les beaux de la cour, hélas! de toutes ces femmes de tant de grâce, de verve et d'esprit, élégants représentants de la plus belle société du monde, passions contenues, amours voilés, coquetterie savante et calme, de tout ce beau monde évanoui comme se sont évanouies toutes les grandeurs et toutes les élégances de ce beau siècle, il nous restait aux premiers jours de la Révolution de 1830.

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mademoiselle Mars!

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Mademoiselle Mars! Elle était l'âme et l'esprit de Molière, et pour longtemps, pour bien longtemps, elle a emporté avec elle cette âme et cet esprit-là! Elle était tour à tour, au gré de son génie, au gré de notre cœur, Célimène, Henriette, Elmire, et comme elle les jouait ces grands rôles dont elle avait les traits, la conscience et l'accent! Vous rappelez-vous, car de la comédienne, à jamais absente, on ne peut parler qu'à ceux qui l'ont vue, avec quelle grâce et quel charme elle jouait ce rôle d'Elmire exposée aux funestes tentatives de ce vil Tartufe? C'était bien là tout à fait l'élégante femme de ce bourgeois vaniteux, entêté et médiocre qu'on appelle M. Orgon. C'était bien la femme belle et pleine d'esprit que le ciel avait faite pour être une grande dame de la cour de Versailles, et que son humble naissance a réduite à n'être toute sa vie qu'une modeste bourgeoise de la ville, honnête femme d'esprit parvenue, à force de bon sens et de sagesse, à se renfermer dans l'étroite sphère de son ménage.

Je ne crois pas que même, en lui tenant compte de l'Henriette des Femmes savantes, Molière ait créé une femme plus charmante que cette belle et honnête Elmire. Que dis-je? Elmire, Henriette, c'est la même femme. Elmire, c'est Henriette mariée à un bourgeois sur le retour. M. Orgon a vieilli plus vite que sa femme; la chose arrive à tous les hommes d'un esprit subalterne. Elmire a renoncé, en se mariant avec cet homme, au bel esprit, le plus grand luxe du xvire siècle; mais c'est là tout le sacrifice qu'Elmire a pu faire. A aucun prix elle n'eût consenti à se façonner aux exigences dévotes de sa belle-mère, madame Pernelle, aux excès religieux de son mari, M. Orgon. Elle a bien voulu, par

pitié, admettre dans sa maison, à sa table, ce vil M. Tartufe, son mari l'ordonne! mais c'est là tout; à peine daigne-t-elle s'inquiéter de ce misérable, dont son instinct de femme lui fait deviner à l'avance toutes les sales perfidies. Elmire, dans ce drame terrible de l'Imposteur, c'est tout à fait le point lumineux autour duquel se dessinent à merveille le personnage hideux, et les personnages tristes ou gais, sérieux ou burlesques de ce magnifique et sombre tableau.

Elmire, c'est la providence visible de cette maison attaquée par Tartufe. Sans Elmire, toute cette famille va se rendre à ce bandit. Otez la Bourgeoise de cette maison, aussitôt la joyeuse et bonne Dorine, l'aimable soubrette s'en va, loin de ses maîtres qu'elle aime et qu'elle défend à sa manière; Cléanthe, le beau-frère, trouve la porte fermée; Damis est battu par son père; cette douce Marianne, aimable fille sacrifiée à ce misérable, en est réduite à épouser Tartufe; une lettre de cachet jette Valère à la Bastille; il n'y a pas jusqu'à Flipotte, la servante de madame Pernelle, à qui Laurent, le valet de M. Tartufe, ne fasse un enfant adultérin....

Elmire seule est l'espoir, la force, le fossé, le rempart de cette bourgeoisie. Elle est belle et naturellement élégante; elle aime. la soie et la dentelle, et mons Tartufe la voyant si avenante et si parée, a perdu sa prudence accoutumée; ainsi cette noble Elmire est sauvée par la coquetterie, à l'instant même où cet imbécile, M. Orgon, allait être perdu par sa dévotion. Quel génie ! et que ce Tartufe paraît bien plus hideux à côté de cette charmante femme! Et comme on frémit de dégoût et d'impatience, quand la main de ce misérable effleure seulement cette blanche étamine! Et comme il faut qu'en effet Elmire soit une femme de bon goût et de sincère vertu, pour que, non-seulement M. Orgon, son mari, mais encore nous autres, les spectateurs, nous permettions à Elmire d'implorer un rendez-vous de M. Tartufe! On s'est demandé souvent comment, de cet abominable et hideux personnage, le plus hideux fripon qui ait jamais été hasardé au théâtre, Molière était parvenu à faire une comédie où l'on rit?

La comédie! Elle n'est pas autour de Tartufe, elle est autour de cette belle et chaste Elmire. L'ombre hideuse de Tartufe s'est trouvée si fort enveloppée dans le reflet de cette aimable et chaste existence, que nos yeux ont pu supporter cette ombre

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dégoûtante sans dégoût. Voilà selon mon humble critique, tout le grand secret de ce chef-d'œuvre.

Mademoiselle Mars avait merveilleusement compris et rendait à merveille les moindres nuances de ce beau rôle. On voyait cependant qu'elle était plus difficilement Elmire que Célimène, et vraiment, en dépit de sa coquetterie et de sa grâce, il y avait encore chez la femme de M. Orgon trop d'éléments bourgeois pour mademoiselle Mars! Son grand esprit était certes plus à l'aise dans le rôle de Célimène, aussi parlez-moi de mademoiselle Mars dans le Misantrope! C'est là qu'elle est à l'aise, c'est là vraiment qu'elle vit et qu'elle règne. Cette fois, dans le Misantrope, vous la voyez, non-seulement dégagée des entraves de la vie bourgeoise, mais encore dégagée même des plus simples exi gences de cette société si réglée et si correcte du grand siècle. Célimène, en effet, par sa position qu'on n'explique pas, par ces mœurs au moins fort dégagées, par cet affranchissement complet de tout frein et de toute règle, n'appartient pas plus à la cour qu'elle n'appartient à la ville; elle est placée à moitié chemin de Paris et de Versailles. Toute la cour se rend chez elle, il est vrai, mais je doute fort qu'elle ait un tabouret chez madame la duchesse de Bourgogne. Alceste l'honnête homme, perdu au milieu de ces jeunes fats, aux pieds de cette coquette, se sera trompé de porte. Il allait saluer madame Scarron, il est tombé chez mademoiselle de Lenclos.

avec

Ainsi, une fois à l'aise avec la moquerie ingénieuse, l'abandon plein de décence du grand siècle, dans le rôle de Célimène, mademoiselle Mars a compris le rôle et elle l'a joué, comme il est impossible de le mieux jouer et de le mieux comprendre. Autant elle jouait le rôle d'Elmire dans Tartufe, avec travail, avec tremblement, avec une contrainte admirablement dissimulée, autant elle jouait avec abandon, avec sécurité, avec amour, la Célimène du Misantrope.

De Célimène à Sylvia, de ce salon disposé par Molière avec tant de sévérité et d'agrément, au boudoir arrangé par Marivaux avec tant de coquetterie, de recherche et de complaisance; du XVIIe siècle qui se montre chez Célimène au XVIIIe siècle qui roucoule chez Sylvia; de celui qui s'appelle Molière et qui est le plus grand génie du monde, à celui qui s'appelle Marivaux,

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