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et soucieux; dans les galeries sont assises toutes sortes de femmes mal vêtues, à l'air hébété, et dont la laideur jette le frisson dans toute la salle. Le moyen que je rie du Malade imaginaire, au milieu d'un pareil malaise? C'était bon pour vous, sire, dans les jardins de Versailles, au murmure de vos mille jets d'eau, entouré des plus vaillants capitaines, des plus grandes et des plus belles personnes de la terre; c'était bon pour vous qui étiez le roi, qui étiez le maître, qui aviez vos jours de médecine, réglés comme vos jours de concert; vous, majesté, la santé la plus florissante du royaume de France, et pour qui la France entière chantait le Domine salvum, à toute heure de la nuit et du jour!

Mais un bourgeois frileux, que sa femme a grondé le matin, que sa femme grondera ce soir, qui a subi l'indigestion de son petit cadet, qui a fait avaler une médecine à sa fille aînée, que son médecin doit saigner, demain, qui, dans la journée, membre du jury, a assisté aux dissertations médicales de l'accusation, à qui on a montré des entrailles de sept ans qui contenaient dans leurs replis racornis, une parcelle inaperçue d'arsenic que M. Orfila met sous le nez de la justice comme un parfum digne de la déesse; mais un malheureux qui perdu ses cheveux à la suite d'une fièvre cérébrale, qui a encore à la bouche le goût d'affreuses drogues pour lesquelles le pharmacien menace de faire saisir son mobilier; celui-là, soyez-en sûr, il lui est impossible de s'amuser beaucoup à la représentation du Malade imaginaire. En un mot, l'histoire de M. Argan ressemble trop à notre histoire courante de chaque jour, pour qu'elle puisse beaucoup nous plaire. D'où il suit que si vous avez beaucoup ri à cette comédie, c'est que ma foi! ce jour-là, vous étiez bien disposé, très-amoureux, très-bien portant et très-heureux.

D'ailleurs, comme je le disais tout à l'heure, pour ceux qui savent quel homme était Molière, la représentation du Malade imaginaire ajoute encore cette tristesse du souvenir à toutes les tristesses; c'est à la troisième représentation de cette pièce que Molière est mort. Pauvre homme! Depuis longtemps déjà il était malade, et il disputait courageusement les restes précieux de cette vie à laquelle tant d'existences étaient attachées. Comme il aimait à souper avec sa femme, cette ingrate et cette perfide, qu'il entourait d'une passion si tendre, il avait renoncé à son régime ordinaire

(deux tasses de lait par jour), et il s'était mis au régime échauffant de Chapelle et de Baron. Dans toutes ces fatigues de la tête, de l'âme et du corps, la poitrine était prise, et Molière se sentait mourir; mais pour lui la mort était la délivrance.

Tant que sa vie avait été mélangée de plaisirs et de peines, il s'était trouvé heureux de vivre; à présent tout était peine, il ne restait plus de lui-même que son esprit et son cœur; il était devenu vieux avant l'heure, à aucun prix il n'aurait voulu qu'on lui parlât de repos. Le repos n'était pas fait pour lui. Il devait accomplir, jusqu'à la fin, sa tâche de poëte, de comédien, de directeur de théâtre, trois tâches pour lesquelles il ne faut rien moins que sept hommes aujourd'hui, à savoir: deux poëtes comiques au moins pour faire une comédie; trois comédiens qui jouent: celui-ci la tragédie, celui-là la comédie, et cet autre le drame; enfin un commissaire royal et un directeur du Théâtre-Français. A lui seul, Molière accomplissait le travail de ces sept hommes, et il l'a accompli, toute sa vie, pendant que, chez nous, les sept hommes en question, en leur supposant tout le zèle et tout le talent imaginables, n'en peuvent plus, et demandent grâce au bout de dix ans de ce rude métier.

Maintenant placez-vous au parterre, et figurez-vous l'auteur du Misantrope, frappé à mort, qui vient, tout exprès, sur ce théâtre en deuil pour vous faire rire une dernière fois. Le matin même il a craché le sang, sa poitrine est brûlante, sa gorge est sèche, son pouls est agité par la fièvre; il donnerait sa meilleure comédie pour rester au lit et attendre paisiblement la mort qui va le frapper. Mais non! il faut que celui-là meure debout, le fard à la joue et le sourire aux lèvres. En vain ses amis veulent qu'on fasse relâche.

lisez :

<< Laissez-moi, mes amis; il y a là cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre : que feront-ils si je ne joue pas? » Grande leçon donnée à nos comédiens des deux sexes, qui ne demandent qu'un prétexte pour se dispenser des plus simples devoirs de leur profession! - Madame est malade... << madame est au bal!» Monsieur est pris d'un mal subit. << Monsieur se promène ; » il fait beau, le public ne viendra pas ce soir, ma foi! tant pis pour ceux qui viendront, ils verront le phénomène un autre jour! Molière était un artiste sérieux ; il respectait le public, autant qu'il respectait le roi; malgré et peut-être

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Lisez

à cause de son génie, il ne s'est pas affranchi d'un seul des devoirs de sa profession. Il avait promis de jouer, et déjà frappé du mal qui allait le tuer en plein théâtre, il voulut tenir sa parole. Il paraît donc, et à sa vue, sans se douter de ses tortures, cet affreux parterre se met à rire. On bat des mains, on applaudit, on trouve que Molière n'a jamais mieux joué. En effet, regardez comme il est pâle! Le feu de la fièvre est dans ses yeux! Ses mains tremblent et se crispent! Ses jambes refusent tout service! A le voir, ainsi plié en deux, la tête enveloppée d'un bonnet et affaissé dans ses coussins, ne diriez-vous pas d'un malade véritable? N'est-ce pas qu'il est amusant à voir ainsi? Ris donc, parterre, et ris bien, c'est le cas ou jamais, car au milieu de tes grands éclats de rire cet homme se meurt. Heureuse foule; pour ton demi petit écu tu vas voir expirer, devant toi, le plus grand poëte du monde ! Jamais les empereurs romains, dans toute leur féroce puissance, n'ont assisté à une pareille hécatombe.

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Encore, faut-il préférer le supplice des chrétiens livrés aux bêtes, à la lente agonie de Molière, livré au parterre. L'homme qui rit est plus féroce que le tigre qui dévore. - Faites l'analyse de cette torture, si vous l'osez. - Ses entrailles étaient brûlées, et le parterre s'amusait fort, entendant M. Argan parler de ses entrailles! Entrait Toinette, Toinette brisait la tête du pauvre malade, et cependant Molière, entendant rire Toinette, regrettait tout bas les soins touchants et les tendres prévenances de la bonne Laforêt, sa servante. Ah! si la vieille Laforêt était là, comme elle viendrait arracher son maître à cette Toinette effrontée et sans pitié, qui l'obsède de sa grosse gaieté ! Après Toinette venait madame Argan, et voyant madame Argan si violente et si dure, Molière ne pouvait s'empêcher de songer à sa femme, hélas!

Ainsi il marchait de torture en torture, et plus la position du personnage comique devenait plaisante, plus augmentaient les souffrances de cet infortuné. La mort, qui ne veut pas être violentée, l'avait saisi dès le second acte; quand M. Argan se met à parler de testament, Molière pensa avec joie que son testament était fait et qu'il laissait tout à sa femme. Mais ne vous attendez pas que je le suive en cette lente agonie. A Dieu ne plaise que je sois, plus longtemps, le témoin de cet horrible duel de la mort et de la comédie, du rire extérieur et de la souffrance interne; non, je ne

veux pas vous montrer ce grand mort qui joue ainsi la comédie, on le trouverait plus touchant et plus terrible, mille fois, que la statue du Commandeur. Enfin, tant bien que mal, se termina cette sublime bouffonnerie. La mort eut beau tirer cet homme par sa robe de chambre d'emprunt, la victoire resta à Molière, et de cette robe comique il se fit fièrement un linceul.

Vous savez l'instant où M. Argan fait semblant d'être passé à trépas; il s'étend dans son fauteuil, ses yeux se ferment. « Qu'on est bien ainsi se disait Molière. » Il y a un autre passage où on lui crie: - Crève! crève! Cela ne sera pas long, disait tout bas l'agonisant; en effet, quand son dernier sarcasme fut lâché, quand encore une fois son public se fut amusé tout à l'aise, quand il eut reparu dans la mascarade finale, quand il eut dit: Juro! sa poitrine se déchira tout à fait, il essaya un dernier sourire, il était mort!

Ainsi fut justifiée cette brutale sortie de l'évêque de Meaux, qui a été sans pitié pour Molière, et qui l'a traité comme il n'a traité ni Luther, ni Calvin, ni Cromwell. « La postérité saura la fin de «ce poëte-comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou « son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la mala<< die dont il mourut, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi « lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de celui qui «< dit: Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. »

Hélas! Molière ne riait guère; il était un contemplateur comme le sera toujours le vrai poëte comique. Or, voici ce qu'il faut dire et ce qui doit être écrit quelque part dans la Bible, où tout est écrit: « Malheur, en ce monde, aux hommes de génie qui feront << rire ou pleurer! >>

Pour celui qui a l'honneur de tenir la plume du critique, il y aura toujours beaucoup à glaner dans l'étude et dans la contemplation de l'œuvre des maîtres. C'est la mine inépuisable, c'est le sujet toujours nouveau. Nostri est ferrago libelli. Qui que vous soyez, qui vous êtes chargé de parler longtemps au public français. des belles choses de la poésie et des beaux-arts, attachez-vous à bien comprendre, à bien savoir les chefs-d'œuvre qui ont été le principe et le commencement du travail même de vos contemporains. Cette étude est pour le critique un de ses premiers devoirs, un devoir de grand profit. D'abord, il y puise l'autorité néces

saire à qui veut faire la leçon aux beaux esprits de son temps; en second lieu, cette profitable étude aura ceci d'utile et de bienséant que, faute d'un poëte moderne à censurer, la critique aura toujours sous la main, quelque grand poëte à admirer.

Je suppose que, pendant quinze jours, cela se voit dans le cours de l'année, l'esprit humain, fatigué de produire tant de belles choses dont il est prodigue, ait voulu sevrer le monde attentif de ses productions les plus faciles; tout s'arrête aussitôt, pas une comédie et pas un drame; en ce moment la tragédie est muette, et même le vaudeville est avare de ses chansons............ Que fera cependant la critique éperdue au milieu de ce silence inquiétant? Elle aura garde, croyez-moi, de se désoler outre mesure; au contraire, elle aura pris son parti bien vite, et sans se plaindre (à quoi bon?) des stérilités contemporaines, elle retourne aux beautés impérissables, aux choses toujours vivantes, à la grâce éternelle, à l'esprit qui ne peut pas mourir, au chefd'œuvre enfin, au type éternel. Je sais bien que le lecteur est frivole et qu'il aime, avant tout, la nouveauté facile à saisir ; il veut qu'on lui parle, en courant, des chansons de la veille et des comédiens du lendemain ; il a des amours d'un instant qu'il faut satisfaire, des passions subites qu'il faudrait flatter; il crie: Au miracle! et si vous ne saluez pas soudain ce grand miracle, aussitôt vous êtes un homme perdu, vous n'êtes plus qu'un vieux critique, un critique envieux, un critique fou, un critique à dénoncer et à foudroyer sans miséricorde.....

Attendez, cependant, une heure plus calme; attendez que vous puissiez en appeler du César ivre au César à jeun, et vous verrez revenir à vous ces enthousiastes d'un feu de paille, et ces fanatiques d'un déjeuner de soleil. C'est alors, quand pour la vingtième fois vous tenez votre ami lecteur bien contrit et bien repentant, que vous pouvez le ramener aux belles choses, aux contemplations sérieuses, à l'étude et à l'admiration des modèles. En vain il hésite, il se défend, il a peur d'entendre parler longuement de Tartufe et du Misantrope, ďAthalie ou de Rodogune, il faut cependant qu'il obéisse et qu'il vous suive, à condition, et même à la condition expresse que vous serez nouveau dans votre étude sur les œuvres antiques, et que vous n'irez pas ramasser les vieilleries des vieux cours de rhétorique.

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