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Il s'agit d'une parodie pour les bouffons de l'Italie, il s'agit d'Arlequin et de Colombine... Regnard, au contraire, a pris si fort au sérieux son Homme à bonnes Fortunes, qu'il a écrit une comédie tout exprès pour le défendre, et cette comédie est, à coup sûr, la meilleure imitation que l'on ait faite de cet admirable feuilleton de Molière intitulé: la Critique de l'École des Femmes.

Dans sa Critique de l'Homme à bonnes Fortunes, Regnard raconte tout d'abord le succès de sa comédie; on s'y presse, on s'y tue. L'hôtellerie voisine est encombrée de militaires qui viennent tout exprès pour apprendre comment on pressure une femme jusqu'au dernier bijou. Dans cette hôtellerie loge une comtesse bien difficile à servir, si l'on en croit Claudine : « c'est du blanc, c'est du rouge, c'est un gros bourgeon qu'il faut raboter; tant y a qu'il y a toujours quelque chose à calfeutrer à ce visage-là. » Sur l'entrefaite, arrive la comtesse elle-même, elle a vu représenter l'Homme à bonnes Fortunes, et elle s'évanouit d'indignation. << Coupez mon lacet, de l'eau de Hongrie, qu'on me déchausse! » La cousine de la comtesse en dit autant. Ces deux femmes vont nous crever dans la main, dit le baron.

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L'instant d'après entre un marquis : « de la chandelle! du feu ! une bassinoire! Ah! les mauvais comédiens ! » Ce marquis-là, lui aussi, revient de l'Homme à bonnes Fortunes, et à ce jeu il a perdu son manteau, son chapeau, son épée; il eût perdu sa bourse, s'il avait eu une bourse; voilà ce que lui coûte cette comédie, dont tant de femmes lui ont rompu la tête. - Arrive à son tour M. Bonaventure: s'il vient un peu tard, c'est que deux mille carrosses qui reviennent de la comédie l'ont arrêté en chemin. Cette comédie, c'est la rage de Paris. Quand ils ont bien déclamé contre Regnard, ces messieurs se mettent à table avec ces dames, et à force de s'échauffer, ils finissent par se jeter les plats à la tête. Ceci n'est pas tout à fait l'atticisme de la Critique de l'École des Femmes; mais en fait d'atticisme, il ne faut pas s'adresser à Regnard.

Toujours est-il qu'à cet empressement de la foule, et surtout des femmes, pour voir l'Homme à bonnes Fortunes, à l'excellence d'un pareil héros qui occupe, coup sur coup, trois poëtes comiques contemporains, on se demande d'où vient donc un pareil succès,

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et comment il se fait que ni Baron, ni Regnard, ni d'Ancourt, n'ont pu satisfaire l'engouement public pour ce chevalier d'industrie, qui permet aux femmes de l'aimer, et qui le permet à prix d'argent? Quand on aura dit: c'étaient là les mœurs de certaines femmes et de certains hommes, on n'aura pas expliqué le moins du monde, pour quelles raisons les plus honnêtes femmes se sont tant amusées du Chevalier à la mode, et de l'Homme à bonnes Fortunes! La véritable, la seule explication qu'on en peut dire, c'est encore et c'est toujours le Don Juan. Don Juan! voilà le véritable chevalier à la mode, le véritable homme à bonnes fortunes, celui à qui pas une ne résiste, qui les prend, qui les dompte et qui les harcèle, sans daigner tourner la tête pour voir la place où elles sont tombées.

A coup sûr, cet esprit hautain et dédaigneux, ce malfaiteur sans pitié et sans respect, aura mécontenté les femmes de ce XVIIe siècle, prosterné également devant le roi et devant les dames. Don Juan, en effet, n'a rien qui rappelle la galanterie du beau Versailles. C'est un brutal qui ne respecte rien, ni personne. Nul, moins que lui, n'a voyagé sur la carte de Tendre, et même sa première déclaration d'amour a quelque chose qui offense et qui blesse ces délicates personnes, si entendues dans les choses les plus délicates de l'amour. Suivez Don Juan, écoutez-le, et vous allez prendre en mépris tout ce qui est la passion, tout ce qui est l'amour. Fi! s'ensevelir à tout jamais, dans une passion, être mort dès sa jeunesse, refuser son cœur à tout ce qu'on voit d'aimable, est-ce là vivre ? Parlez-nous, au contraire, de l'inconstance: tout aimer et tout laisser, s'en aller bien vite, une fois qu'il n'y a plus rien à dire ni plus rien à faire, à la bonne heure! Ainsi il parle, ainsi il agit.

"Eh bien les femmes à qui ne déplaît pas Moncade, devaient haïr Don Juan: elles pressentaient que cet homme était la fin de toute galanterie et de toute passion; elles comprenaient confusément que Don Juan et Don Quichotte, deux héros du même pays, venaient mettre un terme, celui-ci par ses insolences et celui-là par ses respects exagérés, à toute la belle et douce galanterie d'autrefois. Voilà ce que ces dames s'avouaient tout bas, en avisant au moyen de châtier Don Juan puisque Don Quichotte était incorrigible. Ce moyen-là, c'était d'avilir autant que pos

sible l'homme à bonnes fortunes; c'était d'en faire le misérable intrigant que vous avez vu tout à l'heure dans trois comédies.

En effet, ce chevalier à la mode, ce comte coquet, ce vicomte escroc, que sont-ils, sinon la parodie de Don Juan? Don Juan est gentilhomme; nos héros sont à peine chevaliers. Don Juan est brave; les nôtres portent une épée comme ils portent des broderies à leur habit et des mouches à leur visage. Don Juan, quand il insulte une femme, voit au moins les frères de cette femme venir lui demander raison de leur honneur; nos chevaliers d'industrie n'ont pas à redouter le plus petit duel. Moncade, par exemple, est interpellé par Ergaste, le frère de Léonor, pour savoir s'il épousera sa sœur; Moncade répond à cet Ergaste : — On n'épouse pas toutes celles qu'on aime, et les choses en restent là. Ce n'est point ainsi que les choses se passent entre Juan et Carlos, le frère d'Elvire. Enfin si Don Juan dans sa carrière amoureuse ne donne rien à personne, s'il n'a pas une bague au service de ses maîtresses, s'il dédaigne les présents comme un moyen indigne de lui, au moins faut-il reconnaître que notre gentilhomme ne prend à ces dames que ce qu'il peut leur prendre en tout bien, sinon en tout honneur. Ce n'est pas lui à qui dona Elvire ellemême oserait offrir son crédit ou son argent.

Et pourtant, vous l'avez vu, Don Juan est sans argent, ses créanciers le poursuivent à outrance; M. Dimanche, lui-même, se hasarde à apporter son mémoire. Tout au rebours du tailleur de Moncade qui a touché trois fois, de trois dames masquées, le montant du même mémoire, M. Dimanche ne sait pas comment est fait l'argent de Don Juan et de ses maîtresses.... Vous savez avec quelle monnaie est payé M. Dimanche; voilà le seul argent dont notre gentilhomme fasse usage son esprit avec les marchands, son courage avec les gentilshommes, sa beauté avec les dames. Le seul louis d'or dont il soit parlé dans toute la comédie, Don Juan le donne à un pauvre qui passe; il n'y a qu'un seul homme dont ce brillant Juan accepterait ou même volerait la fortune, et cet homme c'est son propre père; l'argent de sa maison, est le seul argent qu'il peut dépenser sans rougir! Aussi bien est-ce du côté de l'argent que notre homme à bonnes fortunes a été attaqué. Plus on le trouvait grand seigneur, et plus on s'est amusé à l'avilir. Et vous pensez si cela dut plaire aux femmes, quand on leur apprit

que ce fier, ce formidable, ce féroce et dédaigneux don Juan, en était réduit à se mettre aux gages des femmes, comme un laquais ! Voilà la seule explication que je puisse trouver aux mœurs incroyables de ce personnage vénal, odieux, hâbleur, ridicule, intitulé: l'Homme à bonnes Fortunes, l'Homme du jour, le Chevalier à la mode et autres chevaliers d'industrie; vous le retrouverez dans presque toutes les comédies de ce temps-là, et chaque fois qu'il se montre, ce sont de nouveaux transports, de nouveaux triomphes. Le Don Juan de Molière est de 4665; celui de Regnard est de 1690; il venait quatre ans après celui de Baron !

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Mais quoi! il était écrit que toutes ces parodies ne prévaudraient pas contre le Don Juan original, que l'homme à bonnes fortunes de 1690 vivrait à peine vingt ans encore, et que, pour la confirmation dernière de Don Juan, vous auriez le Lovelace, un autre damné dont la parodie s'est faite toute seule et d'ellemême, et cette parodie-là c'est le dandy!

Il paraît que la vieille Comédie-Française représentait à merveille l'Homme à bonnes Fortunes et le Chevalier à la Mode. Ces Messieurs et ces dames déployaient à l'envi, dans ces deux pièces, les grâces, l'esprit, et les souvenirs d'un siècle qui n'est plus. Seule de cette compagnie d'illustres comédiens', madame Desmousseaux restait, chez nous, pour les représenter; même il était impossible de le prendre de plus haut, d'avoir plus de verve, plus d'entrain, de grandeur, et, s'il se peut dire, de majesté dans le ridicule. Celle-là partie, plus rien n'est resté de la comédie d'autrefois.

4 Un mot d'arlequin me revient toujours en mémoire, à propos de ces comédiens, plus ou moins grands et célèbres, qui ont fait valoir toutes ces choses tombées, mortes avec eux :

« Nous serions tous parfaits, si nous n'étions ni hommes ni femmes, disait maître Arlequin.

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CHAPITRE VI

C'est ainsi que nous cherchons à relier, l'une à l'autre, ces diverses études de la comédie aux différentes époques de notre histoire, et nous espérons fort, pour peu que le lecteur nous soit en aide, arriver à quelque utile résultat. On n'a jamais fait, que je sache, une histoire complète de l'art dramatique; autant vaudrait entreprendre l'histoire universelle du genre humain. Les plus savants se sont contentés d'écrire un chapitre ou deux de cet art changeant et varié à l'infini, après quoi ils se sont reposés, plus fatigués d'avoir entrepris l'histoire des marionnettes que celle des Mèdes, des Assyriens ou des Perses.

Parmi les historiens des choses du théâtre, il y en a qui sont des fanatiques, ceux-là veulent tout voir et tout savoir; ils courent après l'anecdote, et même ils recherchent la plus intime; ils s'inquiètent de la couleur d'un manteau, de la façon d'un pourpoint; ils fréquentent le carrefour, la coulisse et le foyer du théâtre; ils en savent les passions et les vices, ils en savent l'argot.... Nous ne sommes pas de ces fanatiques, et cela nous paraîtrait malséant de descendre à ces détails de nouvelles à la main. Nous nous contentons de savoir, de ces choses-là, ce qu'en doivent savoir les honnêtes gens qui ne veulent pas rester

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