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en fin de compte, quel bon vivant, quel bel et bon enfant, quel luron doucement aviné! Regnard a été, de son temps, une nouveauté incroyable; il a été à la fois un écrivain et un homme riche. - Poëte, il avait un jardin à lui; dans ce jardin il avait un hôtel, et dans cet hôtel il donnait à dîner; si bien qu'il avait des flatteurs, et qu'on lui dédiait des comédies, à lui qui n'en dédiait à personne!

Rien qu'à écouter son dialogue, on devine l'homme qui n'a besoin de personne et tout au plus du censeur royal. Il est hardi, il est infatigable, il est l'enfant gâté de la foule; s'il ne réussit pas aujourd'hui, tant pis pour le public et tant pis pour messieurs de la Comédie; ce n'est pas la chute de ce soir, qui l'empêchera de dîner demain. Cette libre allure était alors une chose toute nouvelle en poésie. En voilà donc enfin un, entre mille, parmi tous ces poëtes affamés, qui n'a pas de pension de la cour, qui n'appartient à aucun prince du sang, qui ne sait pas le nom du ministre, qui méprise la favorite et ses faveurs; en voilà un qui ne fait pas d'emprunt à messieurs les Comédiens, qui vit de sa propre vie, et sur son propre bien, à son propre soleil! C'était beaucoup dire, et c'était beaucoup prouver, et surtout c'était là une raison infinie d'être un homme de bonne humeur deux millions à soi tout seul, et tout cet esprit naturel qui de temps à autre vous permettait d'emprunter l'esprit d'autrui!

Eh bien ! telle est la toute-puissance de la bonne humeur, que la gaîté de Regnard l'a sauvé, tout autant pour le moins, que s'il eût été un grand philosophe. Ne cherchez pas dans sa comédie une leçon, une réforme, ou même un vice relevé avec ce soin tout paternel de Molière; le vicieux de Regnard rit de son vice; le ridicule de Regnard ne demande qu'à amuser ceux qui l'approchent; le fripon lui-même (car la comédie de Regnard est remplie de fripons) se met à vous regarder d'un air si narquois et si bienveillant, que vous êtes tenté de lui tendre la main et de vous laisser dérober votre manteau, en plein mois de janvier.

Oh! la gaîté, elle a la vie dure! rien ne la tue et rien ne l'afflige! On peut bien l'obscurcir quelquefois, on y revient toujours. Elle a été la grande passion... la grande vertu de nos pères; la gaîté, fille du courage, de la bonne conscience et de l'honneur, et si,

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trop souvent elle nous a manqué, à nous autres qui avons si souvent entendu à nos oreilles épouvantées le craquement de cette société aux abois, au moins sera-t-elle (il faut l'espérer) la grande consolation de nos enfants. La gaîté, dans le poëme, c'est l'air, l'espace, le soleil, et la vie !

Même les plus rares productions de l'esprit humain, sont fondées, sur quoi, je vous prie? sur la belle humeur. Dans l'Iliade, Homère a placé Thersite, et vous savez de quel rire éclatant il fait rire les immortels! Dans le Jugement dernier de MichelAnge, page terrible, le grand peintre a placé toutes sortes de charges admirables qui te tirent la langue, qui te montrent le derrière, qui te font toutes sortes de grimaces à te faire rire, même de ta damnation éternelle. Savez-vous quelque chose de plus merveilleux que le Don Quichotte, cet éclat de rire sans fin? Le rire a les dents blanches, les lèvres vermeilles, l'oreille un peu rouge, le regard vif et clair. Quand il arrive, aussitôt tout s'anime et tout s'agrandit; tout danse et tout chante autour de votre tête et de votre cœur, doucement réjouis.

Le rire circule dans l'esprit comme le sang circule dans les veines, comme l'eau coule dans la prairie; ainsi la clarté pénètre dans l'étoile! Du rire, tout est bon, même l'éclaboussure. Il tient à toutes les choses et à toutes les œuvres de la vie. Il est le père du génie français. Aussi, quand une fois il a pris son domicile quelque part, il y reste gaîment, jusqu'à la fin des siècles.

C'est par la gaîté, rien que par la gaîté, que vivra la comédie de Regnard. On a refait, de nos jours, bien des chefs-d'œuvre dont plusieurs ont passé par nos Fourches Caudines, on n'a pas pu refaire le Joueur de Regnard. Vous vous rappelez peut-être une sombre tragédie, venue des pays du Nord: Trente ans ou la Vie d'un Joueur... C'était le héros de Regnard, pris au sérieux. Cette fois on vous montrait, du Joueur, les haillons, les misères, les hontes, les crimes, les lâchetés. On le traînait de vice en vice, de crime en crime, à l'échafaud.

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A quoi devait aboutir toute cette terreur? A nous montrer plus charmant que jamais, l'aimable amant d'Angélique ! Grâce à la gaîté de Regnard, le Joueur de Frédéric Lemaître et de cette touchante Dorval s'est enfui devant le Joueur de Regnard. La gaîté, une bonne grosse gaîté bien franche, l'a emporté sans

coup férir, sur toutes les atrocités bien combinées du drame de la Porte-Saint-Martin.

Ce poëte-là, convenez-en, vaut bien la peine qu'on s'y arrête, et qu'on l'étudie avec le zèle, avec le soin que méritent ces êtres à part dans l'esprit, dans la bonne humeur, dans les délassements d'une nation.

BOISSY.

L'AMI DE LA MAISON.

L'HOMME DU JOUR.
LE MARI A BONNES FORTUNES.

Si nous avions besoin d'un cruel contraste à cette vie éclatante, à ce bonheur innocent, hélas ! nous n'aurions que le triste embarras de faire un choix dans le monceau des misères poétiques.

Un jour d'hiver, en 1754, sous les toits d'une maison de la rue Saint-Jacques, par un temps gris et pluvieux, une femme assez jeune encore, mais pâle et déjà ridée, attendait un homme qui devait venir. Autour de cette femme, quelle misère! Décente misère cependant; ces haillons étaient nets et bien lavés, ce plancher froid était balayé avec soin; sur cette table en sapin reposaient de vieux bons livres, les derniers amis du pauvre; ceux-là qui vous tendent la main quand vous ètes seul, qui murmurent à votre oreille mille consolations décevantes; mais, hélas! encore faut-il pour que ces consolations soient entendues, pour que vous soyez à l'aise avec ces amis immortels, qu'il y ait un peu de feu dans l'âtre, un morceau de pain dans la buche! Or, dans cette maison si pauvre, il n'y avait ni pain, ni feu. Il y avait cette pauvre femme, immobile et résignée, qui avait même cessé de regarder de temps à autre la porte fêlée par laquelle son mari devait entrer. Dans cette misère si tranquille, on n'entendait pas un seul bruit, rien qui ressemblât à la vie, à l'espoir.

A la fin, et après de longues heures d'attente, cette porte s'ouvrit lentement. Un homme entra. Il était d'assez belle stature, maigre et bien fait; il portait la tête haute, et jamais, à le voir, on n'eût pensé que toute cette pauvreté intérieure était le partage de cet homme au bel aspect. En effet, cet habit bien étoffé, cette canne à pomme d'or, la dentelle de ce jabot, ces bas de soie à la jambe, et ces boucles de similor au soulier, cette chaîne d'une montre absente, tout indiquait chez le nouveau venu l'élégance

et la fortune.

Signes trompeurs! derniers efforts d'un malheureux qui se respecte !

Or vous devez savoir d'autant plus de gré à cet indigent bel esprit de cette attentive surveillance sur sa personne, que déjà dans ce XVIIIe siècle, dont l'effronterie égale le génie, le cynisme des esprits a passé dans les habitudes de la vie littéraire.

A force de montrer leur âme à nu, les écrivains de ce temps-là ont fini par habiller leur corps presque aussi peu que leur âme. Diogène est invoqué par ces grands Messieurs comme un modèle excellent que l'on peut suivre en toutes choses. Le haillon devient à la mode. On dit tout, et par suite on ose tout. Laissez-les faire, les uns et les autres, ils vous feront une confession générale de leur vie, sans oublier une seule de ces hontes secrètes que d'ordinaire la conscience se dissimule à elle-même. Et comme ce triste attirail de la mendicité entraîne nécessairement la mendicité, sa conséquence immédiate, vous les verrez tous les uns et les autres, ces fiers esprits, tendre la main aux grands seigneurs qu'ils insultent, aux financiers qu'ils méprisent, aux femmes beaux-esprits dont ils sont les flatteurs, pour en obtenir tantôt un dîner, tantôt quelques pièces d'or, tantôt un morceau de velours afin de remplacer leur haut-de-chausses, tantôt un jupon de flanelle que la dame aura porté, et dans lequel auront déteint ses bas bleus. Triste misère, celle-là, misère sans courage, et sans dignité, la misère du mendiant à l'escopette qui attend messire Gil Blas sur la route de Peñaflor.

Mais l'honnête homme dont nous parlons en ce moment, n'est pas de ceux-là qui mendient pour vivre, et qui portent des guenilles pour faire pitié. Il a été bien malheureux, bien battu de l'orage, bien pauvre; il n'appartient à aucune coterie littéraire ou philosophique; nul ne le prône, car personne ne le craint; à peine s'il peut aller une fois ou deux, chaque année, causer du théâtre au café Procope; il ne va au café Procope que lorsqu'il peut payer son écot. Celui-là, par la dignité de sa vie, par la supériorité de son orgueil, il appartient à l'ancienne république des lettres, dont les membres n'acceptaient que les bienfaits du roi. Ainsi il avait lutté longtemps, mais cette fois ses ressources étaient épuisées; il n'a plus aujourd'hui ni feu ni pain; dans huit jours il n'aura plus d'asile..

C'en est donc fait, il faut mourir! Au premier pas que le pauvre diable a fait dans sa chambre, sa femme a tout deviné. Elle se lève, elle va au devant de son mari, le débarrassant de son chapeau et de sa canne à pomme d'or, qu'elle remet à leur place accoutumée. Lui, cependant, machinalement, il s'assied au coin de la cheminée froide et sombre, sa femme lui donne sa robe de chambre; et, quand elle a tout remis en ordre, elle revient s'asseoir sur le tabouret accoutumé; elle place sa tête sur les genoux de cet homme qu'elle aime et qui lui inspire une si grande pitié, pour le regarder de plus près et pour le réchauffer.

A cette heure, ils se sont compris, ils savent ce qu'ils ont à faire : il faut attendre. Dans deux jours, dans trois jours, demain, peutêtre, quel bonheur! ils seront morts de faim et de froid. Rien ne peut les tirer de cette misère: il faut mourir!

Eh bien! cet homme qui mourait en ce taudis, à côté de sa femme, et sans se plaindre, celui-ci, non plus que celle-là, c'était M. de Boissy lui-même, c'était l'auteur des Dehors trompeurs, une comédie où se retrouvent à chaque vers, (heureux mensonge!) le luxe exquis et sans frein, les festins sans fin, le jeu, l'amour, l'intrigue, les beaux arts, les merveilles, les élégances les plus coûteuses du siècle passé. Cet homme, qui s'abandonne à la faim comme à son dernier espoir, il a transporté, un des premiers, sur la scène, cette époque de délire que Voltaire a chantée en cent endroits de ses poésies légères, qui sont comme la mousse pétillante de son esprit :

Moi je rends grâce à la nature sage

Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge...

J'aime le luxe et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté, le goût, les ornements....

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde...

Oh! le bon temps que ce siècle de fer!

Le bon temps en effet, où le neveu de Rameau tendait la joue à tous les soufflets, au nom de la musique éhontée; où M. de Boissy ce poëte charmant, s'enfermait avec sa femme pour mourir de misère! Oh! le bon temps où ils étaient presque tous si pauvres, que c'est pitié de les entendre raconter leurs misères! Et vous vous étonnez qu'ils aient tout renversé, tout brisé,

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