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théâtre. En ceci, il est tout à fait de l'opinion de mademoiselle Mars, qui s'y connaissait bien un peu, de son côté. Mais que cependant j'aurais bien voulu entendre le R. P. Caffaro écoutant de toutes ses oreilles ces belles leçons de Bossuet!

Plus loin, l'évêque de Meaux explique aussi très-bien : que l'amour ne vit pas sans cette impulsion de la beauté qui force à aimer et qui rend aimable et plaisante la révolte des sens. « C'est à cet ascendant de la beauté qu'on fait servir dans les co«médies, les âmes qu'on appelle grandes, ces doux et invincibles << penchants de l'inclination! » Ce grand homme parle bien des choses et des personnes! Ceci me rappelle ce passage de la troisième lettre, à une demoiselle de Metz, où il dit : Appartient-il à la langue qui n'aime pas elle-même, de parler d'amour?

Son passage sur les comédiennes n'est pas moins remarquable que tout ce qui précède. A coup sûr, pour qu'il en parlât ainsi, Bossuet trouvait mademoiselle Molière aussi belle que Molière lui-même. «< Elles s'étalent elles-mêmes, en plein théâtre, avec << tout l'attirail de la vanité, comme les sirènes dont parle Isaïe, « qui font leurs demeures dans les temples de la volupté, et qui << reçoivent de tous côtés, par cet applaudissement qu'on leur <«< renvoie, le poison qu'elles répandent par leur chant!» Hélas! nous sommes exposés, nous autres, à moins de dangers que le P. Caffaro. Les sirènes sont quelque peu vieilles et peu belles; elles ont remplacé l'attirail de la vanité par de vieilles robes et de vieux souliers; elles habitent les temples de la volupté, au sixième étage; leur chant ne nous séduit guère, et elles paient, pour la plupart, à beaux deniers comptants, les applaudissements qu'on leur envoie. Il faut que le théâtre ait bien dégénéré pour n'avoir pas conservé un seul de cet amas de périls dont parle Bossuet au P. Caffaro.

Quant à ce que disait Molière, tout à l'heure, des divertissements permis, Bossuet répond au Père théatin que le théâtre n'est bon « qu'à s'étourdir et à s'oublier soi-même, pour calmer la per<< sécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie hu<< maine. >> Ce qui est très-vrai et magnifiquement exprimé; il termine par conjurer le théatin d'abjurer ces exécrables doctrines, et vous jugez s'il parlait à un converti!

En résumé, on n'a rien écrit de plus juste et de plus sensé sur l'art de la comédie, que cette réponse de Bossuet à la préface de Tartufe. La lettre de Rousseau à d'Alembert sur le même sujet, comparée à la lettre du P. Caffaro, n'est qu'une déclamation misérable. Il était impossible de mieux démontrer que ne l'a fait Bossuet, que la comédie était, non pas l'école des mœurs, mais l'école des passions. Après avoir lu cette lettre admirable et sans réplique, la comédie eût bien fait de renoncer à sa prétention, d'être un art parfaitement moral, ce qui est bien la plus singulière des tartuferies dans un art qui a produit Tartufe.

Tout aussi bien que Molière, mais pour arriver à un but différent, Bossuet a expliqué d'une façon admirable le but, les moyens, les passions de la comédie. Il y a même un passage où il indique clairement Shakspeare en parlant des Anglais « qui se sont éle<«< vés contre nos héros de comédie, galants à propos et hors de « propos, et poussant à toute outrance les sentiments tendres! >> Il indique aussi, comme bien supérieures à la tragédie de Racine, les tragédies de Sophocle qui avaient laissé l'amour à la comédie, << comme une passion qui ne pouvait soutenir le sublimité et la « grandeur du tragique! » Il proclame, à la façon de Platon, et comme chose légitime, l'antipathie entre les philosophes et les poëtes; il appelle saint Thomas un homme peu habile d'avoir pris la défense des histrions; il en veut à saint Antonin d'avoir fait comme saint Thomas; et en lui-même, mais sans en rien dire, il ne comprend pas comment Molière est si bien instruit des discours de saint Thomas et de saint Antonin. Quant à cette rage de rire de tout et toujours, il ne saurait l'approuver, et il vous donne, comme un exemple des excès où vous peut conduire le besoin de rire, ce que disait César de Térence, - qu'il ne le trouvait pas assez plaisant! J'ai vu l'instant où Bossuet allait prendre la défense de Térence et de Ménandre, contre Aristophane et Plaute; contre Molière lui-même, et contre tous les hommes qui ont attenté à la couche de leur prochain, qui ont excité par leur esprit cette impétuosité, ces emportements et ce hennissement des cœurs lascifs.

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Malheureusement pour l'histoire de la critique, et peut être malheureusement pour Bossuet lui-même, Molière était mort quand parut cette grande et éclatante manifestation du Vatican

de l'église de Meaux. Le père Caffaro n'était pas de force à répliquer au nom de Molière, à un grand évêque tel que Bossuet, et la dispute, finit faute de combattant qui fût digne de répondre à ce rude docteur. A Dieu ne plaise que Bossuet ait reculé devant le génie et le courage de l'auteur de Tartufe; il avait affronté d'autres colères, il avait écrasé Saurin et toute l'école de Charenton, il avait combattu Fénelon; ce grand homme était armé de toutes pièces; s'il appelait à son tribunal la mémoire de l'illustre poëtecomédien, c'est que probablement l'heure de la justice était venue.

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A ces foudres, Molière, et ceci est un éloge énorme, n'a rien perdu de sa toute-puissance; il a résisté à cette malédiction de l'évèque de Meaux; il est resté grand comme l'avait annoncé Féneil est resté grand dans cet art dramatique dont il est le maître tout-puissant: il est resté en même temps dans nos souvenirs, dans nos respects, dans nos sympathies. Même à cette heure où s'en vont les illusions de la jeunesse, à cette heure où s'enfuit l'enthousiasme, il me semble qu'il n'y a rien à reprendre, ou bien peu s'en faut, à cette vie heureuse, occupée, honorée, et remplie à ce point des plus rares et des plus difficiles chefs-d'œuvre de l'esprit humain.

LA VIE ET LES COMMENCEMENTS DE MOLIÈRE.

En effet regardez-le, ce jeune homme, aux premières et vives clartés du xvIIe siècle naissant, qui s'en va, traîné dans le tombereau de Thespis à la poursuite de cet art qu'il a entrevu dans ses rêves, et cherchant la comédie errante, comme ce héros, son contemporain, qui cherchait la chevalerie; avec cette différence qu'au temps de don Quichotte, la chevalerie était morte, et qu'aux premiers jours de Molière la comédie était à naître encore.

O la belle chose, avoir vingt ans, être un génie, et marcher d'un pas résolu à cet art deviné, pressenti, informe, et déjà charmant! Ainsi faisait le jeune homme entraîné par son goût, par son esprit, par le hasard, par cette troupe de comédiens qui le suivaient, comme les compagnons de Christophe Colomb sans avoir trop de confiance à sa fortune. Ainsi, Molière a commencé, dans cette France croyante et sérieuse qui avait à peine entendu parler du Menteur de Corneille.

A peine échappé à l'enseignement des jésuites, et déjà plein d'Aristophane et de Térence, voilà Molière qui se livre aux enchantements de la vie errante du comédien nomade. Vie enchantée, à vingt ans; le bonhomme Scarron, dans un livre qui ne vaut pas le bruit qu'il a fait dans son temps, a livré aux sarcasmes du bourgeois ce qu'il appelait le Roman comique; un grand poëte, en revanche, a écrit, de nos jours, ce poëme de la vie errante, et Wilhelm Meister et Mignon nous ont fait oublier la Caverne et la Kancune. Admirez cependant quelle différence, et en même temps quelle frappante ressemblance entre Molière et Shakspeare! Tous deux, poëtes dramatiques au même degré, brisent leur chaîne et s'en vont à la recherche de l'inconnu.

Shakspeare, qui est un peu l'enfant du hasard, génie inculte et puissant, quitte son village natal pour la grande cité qu'habite la reine-vierge, assise au trône d'Occident; Molière, enfant des Muses, tout nourri des plus savantes leçons, entre Gassendi le philosophe, et Conti, le prince du sang royal, quitte la ville de Hardi et de Corneille, et s'en va, à travers champs, de ville en ville, en quête du rire, du bon sens et de l'amour. Et l'un et l'autre, ils enseignent, celui-ci l'histoire d'Angleterre à la cour d'Elisabeth, celui-là la gaîté française aux provinces reculées.

Molière apprend, en voyage les mœurs, les habitudes, et les allures bourgeoises; il s'essaie à faire rire avec le vieil esprit français, avant de trouver des ressources inouïes dans sa propre comédie; il est comédien avant d'être un poëte comique. Ainsi ont fait les fondateurs de la comédie grecque; ainsi a fait le roi du théâtre anglais; ainsi ces grands génies se sont expliqué, à eux-mêmes, par l'exercice direct, et pour ainsi dire par l'argument ad hominem! ce grand art d'arracher le rire ou les larmes, ce grand art d'intéresser et d'émouvoir tant de gens, venus de si loin et de côtés si opposés, tant de spectateurs, de fortunes si diverses, d'ambitions si différentes, si étrangers les uns aux autres, paysans, bourgeois, grands seigneurs. C'est ainsi que Molière a commencé.

Une fois qu'il eut trouvé ce grand secret, cet arcanum après lequel tant de gens ont couru, depuis Molière, sans pouvoir l'atteindre, il comprit, d'un coup d'œil, toute sa vocation. Il savait faire la comédie, il était sûr de sa découverte, restait à pré

sent, à en faire l'application. Désormais, son théâtre errant ne lui suffit plus. Le monde qu'il parcourt n'a plus assez d'originaux, qui soient dignes de son application et de son étude.

A présent il a besoin de la ville: il a besoin de ce Paris qui va devenir le Paris de Louis XIV; il a besoin de cette cour qui est toute la France, pour cent ans au moins. Aussitôt le chariot de Molière change de route; le poëte arrive à Paris, encore tout barbouillé de la lie native et tout de suite M. le prince de Conti reconnaît son camarade; il lui promet son appui; il lui fait avoir un privilége, un privilége contre l'Hôtel de Bourgogne, un privilége contre le théâtre qui a donné le Cid à la France! Molière, hardi et comptant sur lui-même, sur lui seul, élève autel contre autel. En ce moment le siècle de Louis XIV s'agrandit de moitié; la comédie a son temple et son dieu, la tragédie a son temple et ses dieux.

Vous comprenez combien ce fut alors une belle et glorieuse existence pour Molière! Il était roi, lui aussi! Il était le maître de son théâtre. Il avait usé de sa première jeunesse, comme tous les habiles gens qui savent en jouir, au hasard; il s'était abandonné en poëte, à ce ravissant métier de l'acteur comique, quand il est jeune, quand il est beau, quand il est entouré de sincères et vaillants camarades, qu'il se sent du feu à la tête et du courageau cœur. L'art du comédien, cette poésie du second ordre, avait merveilleusement servi la comédie naissante de Molière.

Une fois directeur et poëte, le comédien n'eut plus que la seconde place, le comédien s'effaça devant le flagellateur de son temps. Pour premier service, Molière, le savant, le grammairien, le latiniste, le lecteur de Montaigne, de Froissard et d'Amyot, Molière venge la langue française des perfections de l'hôtel de Rambouillet. Une voix du vieux parterre (il y avait déjà un vieux parterre, aujourd'hui il n'y a plus de parterre) crie à l'auteur : Courage! De ce jour-là Molière est ce qu'on appelle un pouvoir! Ilaida, en effet, le roi lui-même à compléter l'œuvre de Richelieu, la soumission de la noblesse. Richelieu, le terrible faucheur, avait délivré la royauté des grands seigneurs qui se plaçaient imprudemment devant son soleil; il avait négligé le reste la baguette avait fait grâce aux pavots peu élevés. Les pavots épargnés par Tarquin offusquèrent encore Louis XIV. Il ne pouvait les frap

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