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à sa leste façon de jeter à pleines mains l'argent, le courage et l'esprit. Ainsi il eut bientôt oublié son mariage forcé et cette pauvre Gillette qui l'aimait tant. Elle cependant, elle avait quitté le Roussillon, elle était partie, on ne pouvait dire pour quels royaumes inconnus. Eh donc ! où voulez-vous qu'elle aille, sinon à Florence, afin de revoir l'ingrat qu'elle aime, et de respirer le même air?

La belle comtesse inconnue arriva dans la ville du Dante, qui allait être bientôt la ville de Boccace, à l'instant même où il n'était question que du fol amour du comte de Roussillon pour la fille d'une pauvre veuve qui demeurait non loin de cette église de l'Annonciata où s'ouvre le Décameron. Ce n'étaient, de la part du jeune comte amoureux et prodigue que sonnets, concerts, sérénades, et quantité de ces belles fleurs sur lesquelles Florence est assise, et qui ont donné leur nom à la ville des Médicis. Heureusement que la dame veuve était une noble et honnête dame, et que sa fille était la digne fille de sa mère, et qu'elles étaient à l'abri, l'une et l'autre, de ces poursuites amoureuses. En ceci, le poëte anglais va plus loin que le conteur d'Italie. Shakspeare donne un nom propre à cette dame veuve et pauvre, et savezvous comme il l'appelle? Il l'appelle du plus grand nom que sa mémoire lui fournisse. Lady Capulet, c'est le nom de la dame.

Toute vieille et toute pauvre que peut être cette dame, elle est la parente de Juliette, la femme de Roméo; Juliette, le grand nom poétique de cet âge! Ainsi le veut Shakspeare. Ce souvenir donné en passant à son chef-d'œuvre, ou du moins à son élégie la plus touchante, et ces nouveaux concetti jetés dans les misêres de cette famille, pour parler comme Ben-Johnson, ne sont pas un des moindres intérêts de cette comédie : Tout est bien qui finit bien!

Dans son désespoir, Gillette s'adresse à sa rivale elle-même, à cette dernière descendante des Capulets, qui doit comprendre mieux que personne, pour peu qu'elle sache l'histoire de sa maison, les chagrins, les douleurs et les traverses de l'amour.

Je vous en prie, disait Gillette, faites dire à mon mari que vous êtes enfin toute prête à l'écouter, et s'il accepte votre rendezvous d'amour, qu'il vous envoie son anneau d'or. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Le comte répondit qu'il apporterait lui-même, son anneau, la nuit suivante, et qu'il le donnerait à la belle Floren

tine. Et c'est ainsi que Gillette obtint, sous le nom de cette humble Juliette, l'anneau du comte de Roussillon, son mari, plus, deux fils jumeaux qui ressemblaient à leur père.

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- Ceci fait, le comte de Roussillon rentre dans son comté sans trop s'occuper de ses amours. Seulement le jeune comte trouve déjà que les heures sont longues, que son château est bien triste, et pour se réjouir, il donne un grand dîner à tous ses voisins. Vains efforts! notre prince regrettait tout bas la jeune femme dont il n'avait plus de nouvelles, lorsqu'au milieu de la fête il vit entrer, triomphante, la comtesse Gillette; elle avait au doigt l'anneau d'or, et sur chacun de ses bras, ses deux enfants.

<< Monseigneur, dit-elle, avec un juste orgueil, votre condition est accomplie, voici deux enfants de vous, et voici votre bague! >>

Qui fut bien heureux? Ce fut le comte. Il retrouvait en même temps, sa femme, ses enfants, sa bague, son repos; aussi bien il ouvrit ses bras à sa femme, et depuis ce jour il l'entoura d'amour et de respects. Tel est ce petit drame, un drame tout fait, et d'une simplicité si grande, que Shakspeare ne s'est pas contenté des personnages indiqués par Boccace. Le poëte anglais a enrichi la narration italienne de ce bouffon impudent, le capitaine Paroles, qui est tout au plus le bâtard de sir John Falstaff. Après Falstaff, qui appartenait déjà à ce que la bouffonnerie anglaise a de plus distingué, il me semble qu'il était peut-être inutile de nous donner le capitaine Paroles. Encore une fois, à quoi bon ? Et d'ailleurs, puisque ce bouffon vous faisait envie, pourquoi le séparer de l'action principale? Autant vaudrait tirer Gros-René du Dépit amoureux, et l'isoler, même de Marinette.

Séparé du drame dans lequel il est placé, ce fameux capitaine Paroles perd beaucoup de son effet. Entre autres scènes oubliées dans le massacre général, il en est une surtout que je regrette, elle nous eût mis sur la trace d'une imitation qui n'a pas été remarquée. Vous savez ce passage du Mariage de Figaro, où il est dit que Goddem! c'est le fond de la langue anglaise?

Maitre Paroles, avant que Figaro eût trouvé que: Goddem! était le fond de la langue anglaise, avait trouvé que : O mon Dieu, Monsieur! était le fond de la langue française. « C'est une réponse « qui convient à toutes les questions. Par exemple, vous me << demandez : Ohé! l'ami, êtes-vous un courtisan? à quoi je 16.

II.

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· O mon Dieu, Monsieur! -Voulez-vous boire de ce

<< vin clairet? - O mon Dieu, Monsieur ! — Est-il vrai que vous «< ayez reçu, ces jours passés, des coups de bâton? - O mon « Dieu, Monsieur!

« Le O mon Dieu, Monsieur! convient à toutes les ques<«<tions, tout autant qu'une pièce de huit sous à un procureur, << une couronne française à une fille en taffetas, une gaufre au << Mardi-Gras, une danse au premier de mai, une méchante << diablesse à un mari bourru! » Voilà comment Beaumarchais, cet esprit primesautier, ne dédaignait pas, de temps à autre, ces petits emprunts dont personne ne se doutait de son temps.

MONROSE. -LE DOCTEUR BLANCHE.

Le souvenir du Mariage de Figaro (j'ai beau faire, il faut bien me pardonner la brusquerie de certaines transitions) nous amène à Monrose. Monrose était un des meilleurs valets qui eussent jamais porté la livrée honorable de Marivaux, de Molière et de Beaumarchais. Il avait l'esprit, la grâce, et le sourire, et le bon mot. Il était fin, léger, hardi, railleur; figurez-vous Mascarille élevé et dressé à l'école de Figaro. Il était une des fêtes de la Comédie, il était au rang des comédiens qui font rire. De Molière il répandait le sel à pleines mains; de Marivaux il notait et soulignait la gaieté. C'était bien là vraiment l'ingénieux Frontin, le malicieux Dubois, le spirituel Figaro, le philosophe railleur, le maître et le valet tout ensemble des beaux petits messieurs de vingt ans que poursuivent leurs créanciers et qui poursuivent leurs maîtresses!

Un jour, on découvrit que ce gai Monrose, ce vif entraîneur du parterre en belle humeur, habile à provoquer, à corriger les ruses, les tours et les détours de la jeunesse passagère, était tombé dans une mélancolie abominable. Il appartenait désormais, corps et âme à ce délire inquiet mêlé de fièvre et d'insomnie, auquel succomberait un grand courage, à plus humble raison une tête vide et pleine de tous les vents de la vanité.

Il s'était figuré qu'il n'était plus l'heureux valet des plus folles et des plus aimables passions que la muse comique ait jetées dans le monde. La tristesse s'était emparée de cette âme en peine; en un mot, Monrose avait déchiré même sa livrée! On disait qu'il était perdu; nous fùmes les premiers à annoncer qu'il était sauvé.

En même temps, nous avions prié et supplié le parterre pour qu'il portât toutes sortes d'égards et de bonne amitié à son brave comédien. Monrose, disions-nous au parterre, Monrose ne s'appartient plus, il n'est plus le maître de son esprit, de sa pensée; il obéit encore avec un instinct incroyable à l'esprit, à la bonne humeur, à l'entrain des anciens jours, mais combien cet instinct est chose fragile! Monrose ne vit plus; il rêve... De grâce et par pitié ne le réveillez pas ! Respectez ce charmant moqueur qui vous a tant fait rire; faites silence autour de sa raison, qu'il n'entende d'autre bruit que le bruit sauveur des applaudissements et des éloges!

Ainsi parlions-nous et nous fûmes écoutés. Monrose se montra de nouveau alerte et vif, l'esprit sur la main et dans les yeux. Jamais on ne l'avait tant applaudi; jamais on ne l'avait trouvé si charmant. Une fois sur le théatre ses souvenirs lui revinrent en foule; il retrouva toute sa mémoire des beaux jours; il redevint le gai compagnon des Ergaste et des Lindor, le franc camarade des Mascarille et des Frontin, l'égrillard amoureux des Marton et des Lisette. Jamais, à le voir si heureux et si preste, vous n'eussiez dit que ce même homme avait été la proie d'un immense délire, que d'affreuses vapeurs avaient engourdi ce cerveau si fertile, que la sombre folie avait tenu la piace de cette douce et heureuse folie. Ainsi il a vécu deux années encore.

Mais un jour, au moment où il quittait le Théâtre-Français pour n'y plus revenir, voilà notre homme qui s'en va brusquement à Rouen, et, au pied levé, il joue un de ses rôles favoris. Il avait auprès de lui une excellente comédienne que le ThéâtreFrançais a perdue, mademoiselle Verneuil. Tout allait bien. Mademoiselle Verneuil était heureuse de retrouver cette verve fine et ingénieuse que rien ne lassait jadis, lorsque tout à coup, hélas ! l'infortuné perd le fil de sa douce gaieté; et il se jette à tête perdue, dans les cent mille détours de ses diverses comédies! - Un écheveau de fil sous les griffes d'un jeune chat, n'est pas plus mêlé, plus brouillé et plus enchevétré d'un fil à l'autre, que tout cet amas de prose et de vers qui se brouillent soudain dans ce cerveau malade! O pauvre cervelle en proie au désordre!

Tout se confond dans son rôle, dans sa pensée et dans sa raison. O douleur ! le parterre était impitoyable ce jour-là, parce

qu'il était attentif. D'abord le parterre s'étonne, puis il s'impatiente, et enfin il se fâche. O douleur ! ils ont traité ce malheureux Monrose comme s'il était pris de vin! Hélas! à ce bruit inattendu, à ce coup terrible, le malheureux artiste se sent défaillir.

Quand le parterre put comprendre enfin à quel drame il venait d'assister, le parterre applaudit à outrance... il n'était plus temps, l'éclat de rire s'était arrêté sur les lèvres brûlantes de Monrose, arrêté à tout jamais!

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Désormais, il était fou, complétement fou, sans que rien pût remédier au désastre de ses sens! A grand'peine on le transporta dans la maison d'aliénés du docteur Blanche. Hospitalière et bienveillante maison où mourut, dans le silence et l'isolement, une des plus grandes dames de l'ancien empire français, une grande dame qui était un bel esprit et un charmant écrivain. Plus tard, et dans la même maison, le fils aîné, l'héritier de ce grand titre gagné sur tous les champs de bataille de l'Empereur devait suivre sa mère infortunée! Dans ces lieux témoins de tant de rêves, où tant de rêves ont abouti, est mort à son tour entouré des soins les plus tendres, Étienne Becquet, mon cher confrère; il avait à peine trente-six ans, il avait, lui aussi, gardé tout son esprit, il venait d'entrer dans la grande fortune de son père; il m'avait précédé dans cette œuvre futile qui ne vous demande guère que votre vie entière, il est mort, sous ce toit bienveillant, en murmurant une ode d'Horace, en guise de prière suprême.

Hélas! au moment où j'écris ces lignes, où le nom du docteur Blanche apparait pour la première fois dans mon livre, voici qu'il meurt à son tour, ce galant homme, et puisque nous sommes à causer des choses et des hommes du théâtre, il ne faut pas que nous le laissions partir de ce bas monde, et sans lui rendre les honneurs mérités. Le docteur Blanche est mort le 4 novembre 1852; l'on eût dit que tous les hommes de lettres de ce temps-ci s'étaient donné rendez-vous autour de son tombeau :

Qui que tu sois, voici ton maître!
Il l'est, le fut, ou le doit être :

disions-nous autrefois du docteur Blanche, ce que disait Voltaire de l'amour et rien n'amusait le docteur Blanche davantage.

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