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Paula qui l'entend et qui se figure que son mari joue la comédie, l'applaudit de toutes ses forces, et je crois bien que le malheureux jaloux en deviendrait fou, si S. A. le duc de Parme étonné, lui aussi, d'un si grand talent, ne pardonnait à Mégani qu'il exempte de son exil.

Pour ma part, j'aime mieux le dénoûment de l'histoire du seigneur Zapata, à quelques années de là. « Je suis bien trompé, lui dit maître Gil Blas, si vous n'êtes pas ce seigneur Melchior avec qui j'ai eu l'honneur de déjeuner un jour, au bord d'une claire fontaine, entre Valladolid et Ségovie. Zapata se mit à rêver quelques moments. - Vous me parlez, répondit-il, d'une chose que j'ai peu de peine à me rappeler. Je revenais alors de débuter à Madrid et je retournais à Zamora. Je me souviens même que j'étais fort mal dans mes affaires. Je m'en souviens bien, répondit Gil Blas, à telles enseignes que je n'ai pas oublié non plus que vous vous plaigniez dans ce temps-là d'avoir une femme trop sage! Oh! je ne m'en plains guère à présent, dit avec précipitation Zapata. Vive Dieu! la commère s'est bien corrigée de cela; aussi en ai-je le pourpoint mieux doublé. »

Brave et digne Zapata! Il se souvient des croûtes de pain noir, de la claire fontaine, des affiches qui doublaient son pourpoint, et il bénit le ciel qui a mis un terme à ses malheurs! O seigneur Zapata, que vous et les vôtres, les comédiens bons vivants et sans façons, les comédiennes avenantes, amoureuses, coquettes et jolies, vous et votre père Gil Blas, le grand bohémien, que vous seriez étonnés et stupéfaits, si vous pouviez assister aux représentations forcenées de Kean et de Mégani!

Que d'épouvante pour vous, bonnes âmes, et que ces horreurs vous feraient grande peur. — Il me semble en effet les entendre déjà qui s'écrient nous ne voulons pas de votre fanatisme stérile, nous n'acceptons pas cette lutte que vous nous proposez contre la société dont nous devons être l'amusement et non pas le fléau ! A Dieu ne plaise que jamais nous maltraitions les grands seigneurs qui nous font vivre, ou que nous tenions école de ces difficiles et rudes emplois dont vous nous affublez! C'est là un trop lourd bagage à porter dans les chemins, dans les joyeuses hôtelleries, dans les granges où nous passons. Tenez, Messieurs les moralistes, reprenez votre manteau de vertu, il est trop chaud pour

nous, rendez-nous nos bas troués, nos souliers rouges et nos pourpoints si faciles à doubler!

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Puisque nous sommes tombés dans ce chapitre inépuisable des comédiens qui ont disparu de nos jours, en voici quelques-uns qui méritent un souvenir, même dans ces pages que nous arrachons à l'oubli, de toutes nos forces, et sur lesquelles l'oubli retombera, de tout son poids, j'en ai grand'peur !

Menjaud était un de ces rares comédiens sans art, sans prétention, d'une naïveté incroyable, qui ne valent quelque chose que par eux-mêmes. On eût dit, à le voir entrer sur son théâtre, l'air étonné, que c'était la première fois qu'il y montait; mais la première surprise une fois passée, aussitôt le comédien reparaît, et à force de naturel et de bonne grâce, il vous a bientôt fait oublier les embarras du premier moment. On devine fort que ce comédien-là n'était guère avide de se montrer, il ne courait pas après l'éclat de la rampe et le bruit du parterre comme font ses confrères, et si le public l'eût voulu oublier, il n'eût demandé pas mieux que de se laisser oublier. Voulez-vous ses rôles? prenez-les, il vous les cède et de grand cœur. Voulez-vous sa place sous le lustre? il restera dans sa maison. C'était un homme rare, au théâtre, et s'effaçant autant qu'il pouvait s'effacer.

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Sous ce rapport, Menjaud était tout à fait le digne pendant de cet excellent Duparay, qui a été si longtemps le plus vert soutien de la comédie de Molière. De celui-là, non plus, on n'entendait guère parler. Malgré les applaudissements qui l'attendaient, il endossait, en rechignant, les habits de M. Orgon ou de M. Jourdain; il avait un de ces bons sens féroces qui n'abandonnent jamais leur homme; il n'appartenait à aucune des ambitions du théâtre; l'enthousiasme du public ne pouvait rien sur lui, aussi bien que sa froideur; pour avoir pris son art au sérieux, ce vénérable comédien en avait détruit tout le charme. Aussi n'aspirait-il qu'à la retraite, et quand l'heure eut sonné, soudain il disparut pour ne plus reparaître ; aucune prière ne put retarder sa retraite, d'un seul jour. Depuis ce temps, nul n'a plus entendu parler de

Duparay. Est-il vivant? est-il mort? On l'ignore! Il se repose caché quelque part, sous le chou qu'il a planté.

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Là, il repasse les chefs-d'œuvre qu'il ne joue plus que tout bas, dans son esprit et pour lui-même. Molière est son Dieu, la comédie de Molière est son mystère. Cela lui suffit pour être heureux. L'hiver, il s'illumine de cet esprit. Il dresse, dans sa pensée, un théâtre bien plus magnifique cent fois que les plus beaux théâtres de l'univers, et ainsi isolé du monde réel, il monte à son gré ces chefs-d'œuvre qu'il n'a jamais vus bien joués que dans ses rêves, Tartufe, le Misantrope, le Malade imaginaire, le Bourgeois gentilhomme. Quels beaux comédiens il va chercher pour former cette illustre compagnie à son poëte! Comme il hésite lui-même à accepter un petit rôle dans ces comédies ainsi montées! - L'été venu, quand toute chose est en fleurs, il dresse son théâtre imaginaire derrière la charmille; il fait représenter à son bénéfice, le Dépit amoureux, cette élégante idylle de l'amour naïf et coquet; la Critique de l'École des Femmes, ce plaidoyer de Molière pour Molière, plaidoyer digne de l'avocat, à la fois, et de la cause qu'il plaidait; les Précieuses Ridicules, cet adorable commencement de la comédie; le Mariage forcé. Enfin, quand vient l'automne, à l'anniversaire de l'art dramatique dans le monde, Duparay se demande à lui-même le Cocu imaginaire, adorablement joué par les comédiens ordinaires de cette imagination puissante! Voilà comment ce vieux comédien a échappé à ce théâtre dont il était le rire le plus sérieux !

A propos d'artistes sérieux, le lecteur sera quelque peu étonné de rencontrer M. Odry; mais s'il paraît en cette solennelle compagnie, il faut que M. Odry l'ait franchement mérité.

C'était un bonhomme, un farceur, une bête, un des précurseurs de ces magnifiques farceurs du Palais-Royal qui sont une des fêtes de ce bas-monde; il a précédé, de vingt ans, en leur indiquant la route qu'ils ont suivie, Alcide Tousez, Sainville et Grassot, les rois du rire! Odry était un lourdaud d'une gaieté brutale; on riait, à le voir, mais on riait, malgré soi, et l'on se trouvait honteux de tant s'amuser, à quoi, je vous prie?

A voir un maltourné, la tête penchée à droite, une épaule de ci, une épaule de çà, et butor! Mais on riait ! Mais on lui faisait des

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rôles excellents dans des pièces charmantes! La foule en voulait, de cet homme, jusqu'au jour brutal où elle n'en voulut plus !

Étrange caprice! - Aujourd'hui tout, et demain un peu moins que rien! Aujourd'hui, rien qu'à voir ce gaillard-là, Athènes oublierait que Sylla est à ses portes, et demain le meunier ne voudra pas de ce maltourné pour tourner la meule du moulin pendant que son Plaute se repose à écrire des comédies! Dans ces jours de repos où travaillait son génie, il pouvait dire, qu'il avait bien gagné sa journée :

Bene prospere que hoc die operis processit mihi 1.

La perte de M. Odry lui vint d'une tentative assez malséante, qui lui fut tournée en crime! A force de voir que tout lui était permis, il osa toucher au maître, à Molière, et pour son bénéfice (il appelait cela son bénéfice, le malheureux!), il se mit à jouer le rôle de M. de Pourceaugnac! Là était l'enclouure, et il fallut vraiment que M. Odry se connût bien peu lui-même (en dépit du précepte qui est la porte ouverte à toute philosophie!) pour oser, de gaieté de cœur, s'attaquer à Molière! En vain, direz-vous qu'il s'agit d'une bouffonnerie, on ne fera jamais de M. Odry un bouffon de Molière !

C'était un homme à part, un comédien incroyable, un être à demi créé, une intelligence évidemment en retard. Si le Kaliban de Shakspeare eût tenté les honneurs de la comédie, il eût été un comédien de l'école de M. Odry. Certainement une écaille de poisson lui tenait lieu de peau, et voilà ce qui faisait tout le charme et le prix de ce sublime butor.

En le voyant, on oubliait le genre homo. Il avait quelque chose en deçà de l'homme, et c'était plaisir de le voir grognant, pataugeant, s'embourbant à plaisir dans le vaudeville, et se vautrant avec délices sur son fumier, comme un jeune animal de basse-cour dont le grognement n'est pas sans charme, dont les brusques mouvements ne sont pas sans grâces!

Heureux s'il n'avait pas entendu parler d'un poëte nommé Molière, s'il n'avait pas quitté son vrai domaine, à savoir les œuvres faites pour lui seul, et dont il était le miracle; heureux enfin s'il ne s'était pas jeté, la tête la première, au beau milieu d'une

4. Amphitryon, scène I, page 7. De l'édition Aldine, 1522.

comédie qui avait besoin, pour être jouée et comprise par l'acteur, de gentillesse, de goût, d'intelligence et d'esprit.

O douleur! ce misérable Odry était tombé du Pygmalion de M. Brazier, dans la plaisanterie de Molière, il s'y était cassé la patte, et, trébuchant, beuglant, pleurnichant, il fallait le voir hurlant et suant sous le harnais de Pourceaugnac! Le pauvre homme faisait pitié; il avait des contorsions horribles; il appelait à son secours ses meilleures grimaces; il se menait et se démenait comme un possédé dans un exorcisme! Quoi d'étonnant? Il était exorcisé par l'esprit de Molière; il était châtié de sa hardiesse par le poëte qui ne plaisante guère ; il était battu de ces verges salées, parce que le farceur de tréteaux avait osé jouer le rôle du comédien. Le supplice dura trois actes. Ce pauvre homme essoufflé se sentait, dans Monsieur de Pourceaugnac, sous l'influence de quelque chose qu'il ne connaissait pas. Il avait endossé un habit de gentilhomme, lui manant; un habit élégant, lui contrefait; un habit difficile à porter, lui habitué à la veste, à la souquenille, à l'habit de Paillasse! - Molière l'a tué, Molière l'a pris au corps, Molière l'a placé entre deux étaux! - Entre ces deux médecins si profonds, si comiques, si admirablement savants, Odry, voyant qu'il n'y comprenait rien, s'est mis à rire de son rire bête. On eût dit un crétin du Valais qui rencontre un élé

phant.

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J'ai lu dans l'histoire, qu'après une bataille, le bouffon du roi François Ier avait fait prisonnier un général espagnol. Le prisonnier était de haute stature, et, obéissant aux chances de la guerre, il suivait patiemment son vainqueur. Arrivé près de son maître, le fou lui dit : « Sire roi, je t'amène une prise que j'ai faite en me promenant dans les champs. » A ces mots, le prisonnier, voyant à qui il s'est rendu, enfonce d'un coup de poing le crâne du fou. Ainsi a fait Molière sur le crâne du pauvre Odry. — Bon, s'est dit Molière, il avait un crâne en carton-pâte, je suis fâché d'avoir frappé si fort!

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Pareille aventure est survenue, (et c'est pourquoi nous les plaçons l'un et l'autre à la suite de Molière), et dans la foule, à un autre comédien célèbre du boulevard, à un homme qui ne s'attendait guère à s'entendre appeler le vénérable Brunet.

Vénérable, en effet, par ses cheveux blancs, par son dos voûté,

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