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prosternée; aussi vous pensez bien que mademoiselle de Lavallière fut un peu, au fond de l'âme, et pour les mêmes raisons (tous les amours se ressemblent) du même sentiment que mademoiselle de Lenclos; les uns, dans cette cour, protégeaient Tartufe par haine pour Richelieu, par mépris pour Mazarin; les autres le protégeaient parce que leurs jeunes passions y trouvaient leur compte, parce que le jeune Versailles, donnait ainsi un démenti formel à la vieille cour de Saint-Germain, parce qu'enfin la nouveauté, le doute, le courage, étaient du côté de Molière.

En tout ceci, Molière s'est montré d'une habileté et d'une convenance parfaites. Il eut même le grand art de persuader au roi qu'il était son collaborateur, et qu'il avait pris à Sa Majesté un des mots les plus plaisants de la pièce: le pauvre homme! Enfin pour ôter tout prétexte aux honnêtes gens, il écrivit cette admirable définition du véritable chrétien qui est un des plus beaux morceaux de la langue, — voilà de vos pareils, etc., ajoutez, comme je vous le disais tout à l'heure, qu'il avait gardé le secret de son troisième et de son dernier acte, il ne le dit à personne, pas même au roi, pas même à mademoiselle de Lenclos; il l'eût dit à sa femme, mais sa femme ne le lui demanda pas, elle était trop occupée à préparer ses ajustements, pour jouer le rôle d'Elmire, dans ses plus beaux atours.

A la fin donc, le jeune roi, curieux de tout savoir, amoureux comme il l'était, sûr d'être le maître, et qui ne savait guère qu'un jour il appartiendrait, corps et âme, à cette rude chrétienne apostolique et romaine, qui s'appelait, en ce temps-là, madame Scarron, permit à Molière de représenter Tartufe, au beau milieu de Paris, puis il partit, le lendemain, pour assister à ces siéges de la Flandre á demi conquise qui se faisaient aux sons du violon, au bruit du canon. Aussitôt, en l'absence de ces jeunes fous qui se battaient là-bas de si bon cœur, le vieux parti royaliste et dévot se réveille, il s'oppose à ce qu'on joue ce drame que déjà il sait par cœur. Molière, en ce moment, était dans toute la joie et dans tout le bonheur du triomphe. Il avait l'ordre du roi; aussitôt son théâtre s'illumine, sa troupe est sous les armes, tout Paris, dans ses plus beaux ajustements, accourt à cette fête sans égale parmi les batailles suprêmes de la comédie.

La seizième lettre de Pascal, l'apologie du vol, ne fut pas plus

impatiemment attendue! Le rideau allait se lever, quand arriva l'ordre de M. le premier président de suspendre la représentation de Tartufe jusqu'à nouvel ordre de S. M. En effet, la permission du roi n'était qu'une autorisation verbale. Alors Molière, qui aimait à haranguer, arrêté tout à coup par cette défense inattendue, et voyant remettre en question cette question tant débattue, vint annoncer sa défaite à cette foule inquiète et attentive.

En cet instant, Molière devait être admirable. Je me le représente, en effet, la taille élégante, le visage beau et inspiré, l'œil noir et calme, la jambe belle, la bouche grande et bien meublée, la lèvre ombragée, intelligente; la voix sonore et grave: il arrive sur le bord de la rampe, et il annonce lui-même ce grand malheur qui l'accablait. Ne croyez pas cependant que le poëte ait tenu le propos indécent qu'on lui prête. -- « Messieurs, nous allions vous don« ner Tartufe, mais M. le premier président ne veut pas qu'on le « joue. » En ce temps-là, ce n'était pas la mode encore de couvrir d'insultes la magistrature française. Nul n'eût osé parler ainsi de Monsieur le premier Président. Molière savait, mieux que personne, quel homme était M. de Lamoignon, l'ami de Racine et de Despréaux. Ce mot-là est un anachronisme de cent cinquante ans, au moins..

Il faut avouer que le coup était rude. La troupe de Molière en fut presque aussi attérée que son illustre chef. Les Comédiens avaient compté sur Tartufe pour leur fortune, Molière y comptait pour sa gloire. Ils avaient même offert à Molière double part toutes les fois que sa comédie serait jouée (en effet cette double part fut payée à Molière, qui savait si bien rendre cet argent-là aux Comédiens malheureux); cependant comment sortir de cet embarras immense, et par quels secours représenter cette comédie, ou plutôt cette provocation ardente à tous les doutes dont la vieille France, la France prudente et prévoyante de ce tempslà, ne voulait pas ?

Dans cette occurrence, il n'y avait véritablement que le roi en personne qui pût tirer d'affaire son poëte; mais le roi était dans son camp, tout occupé de batailles le matin, et de fêtes le soir; partageant sa vie entre M. de Vauban et mademoiselle de Lavallière. Que fit Molière? Il traita avec le roi Louis XIV, de puissance à puissance, lui envoyant deux députés, munis de ses pleins

pouvoirs, les sieurs de La Grange et de La Thorillière, à qui la Comédie donna mille francs pour leur voyage. Les députés, partis en poste, arrivèrent devant la ville de Lille le 6 août. M. le prince de Conti, le condisciple et le protecteur de Molière, reçut les ambassadeurs de la façon la plus bienveillante il leur accorda l'hospitalité sous sa tente, et lui-même il les présenta à Sa Majesté, qui prit connaissance du placet de Molière.

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Ce placet est hardi, gai, et d'un bon sel. Molière raconte au roi toutes ses mésaventures. En vain il avait intitulé sa pièce : l'Imposteur; en vain il avait changé le costume de Tartufe, qui était d'abord un costume d'église, contre l'ajustement d'un homme du monde; en vain il lui avait donné non plus la soutane, le bonnet carré et la tonsure, mais un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout l'habit; en vain il avait mis des adoucissements en plusieurs endroits, ces adoucissements n'ont servi de rien. La cabale s'est réveillée aux plus simples conjectures qu'elle a pu avoir de la chose; et la comédie a été défendue, et tout Paris s'est scandalisé de la défense qu'on en a faite; et maintenant si le roi veut que Molière travaille encore, il faut que S. M. accorde sa protection à son poëte, sinon il ne faut plus que Molière songe à faire des comédies; il renonce à la gloire « de délasser Sa Majesté au retour de ses conquêtes, et de faire rire le monarque qui fait trembler toute l'Europe. » Tel est ce placet; Molière s'y met convenablement à sa place; il faut que le roi choisisse entre lui ou ses ennemis; sinon plus de comédies pour le château de Versailles, ce qui était une grande menace à faire à Louis XIV.

En sa qualité de grand roi, il savait que la gloire et la majesté de cette ville nouvelle qu'il avait créée, n'étaient pas dans le marbre et la pierre, dans les toiles peintes, dans les bronzes, et dans toutes les magnificences de ce beau lieu; la majesté du palais de Versailles, c'étaient les grands hommes qui entouraient ce règne illustre, c'était Molière aussi bien que le prince de Condé. Remarquez aussi comme Molière parle hardiment, au roi, du mécontentement de Paris.

Le roi se montra digne de la supplique; il autorisa cette fois, par écrit, la représentation de Tartufe. En ceci il fut peut-être sinon plus royal, du moins un meilleur logicien que S. M. l'empe

reur Napoléon, lorsqu'il dictait, Moscou en flammes, et du sein de la plus épouvantable guerre qu'il ait jamais faite, une constitution pour le Théâtre-Français. Tartufe au contraire, c'est la volonté d'un jeune homme, d'un roi vainqueur, et tout glorieux d'ajouter une part nouvelle au royaume de Henri le Grand et de Louis XIII, qui s'occupe à propager ce terrible chef-d'œuvre.

La pièce fut jouée avec cet ensemble de comédiens excellents, auquel Molière aurait pu soumettre même des comédiens médiocres. Chacun y mit une prudence, une adresse que nous ne connaissons plus de nos jours. — On avait si peur de trop en dire! Mais de toutes les batailles que livra Molière, je ne vous raconte pas la plus terrible. Le jour de cette première représentation si décisive, il trouva sa femme qui jouait le rôle d'Elmire si parée, si attifée, et si pimpante, qu'il eut bien de la peine à reconnaître cette Elmire malade, souffrante et triste, qu'on a saignée la veille, et qui n'a rien pris depuis trois jours. Or, mademoiselle Molière ne voulait ni changer sa robe, ni couvrir sa gorge et ses bras, ni pàlir sa joue, ni jouer, comme il convient, ce beau rôle d'Elmire que Mo lière avait fait pour elle ! Si les dévots de ce temps-là, si l'évêque d'Autun (l'abbé de la Roquette) avaient pu tout prévoir, la coquetterie de cette femme les eût sauvés.

Enfin la pièce fut jouée, aux grands applaudissements de la multitude. Elle eut tout le succès d'une révolution, tout au rebours du Mariage de Figaro, qui a réussi comme une émeute. On écouta cela gravement, posément, et on se promit bien de s'en servir aux premières tracasseries de la Sorbonne. Les jésuites en furent atterrés, tout comme ils l'avaient été des Provinciales; les jansénistes s'en inquiétèrent, et demeurèrent tout étonnés, en découvrant que Molière avait autant d'esprit que Pascal.

L'affliction de plusieurs hommes d'honneur fut sincère et profonde. Il y a des gens qui savent tout prévoir. Quant au public, il ne comprit nullement le danger. Il était impatient de savoir ce que deviendrait le monstre, et comment il pousserait jusqu'au bout la doctrine des désirs permis et légitimes. Il avait beaucoup admiré la scène entre Elmire et l'hypocrite, le duel charmant et terrible à la fois, dans lequel le poëte a prodigué les plus engageantes délicatesses de l'honnête femme, les plus abominables perfidies d'un ignoble scélérat ; — il avait appris sans éton

nement, mais non pas sans indignation, la ruine totale de M. Orgon et le désespoir de sa famille; enfin à la dernière scène, ce même parterre avait applaudi à outrance l'éloge du jeune roi qui lui faisait ces loisirs. Voilà comment Molière témoignait sa juste reconnaissance à son royal protecteur; voilà comment il avait trouvé moyen de compromettre le roi dans son drame, bien mieux qu'en lui empruntant ses bons mots! Par cet éloge bien mérité du jeune monarque, l'œuvre de Molière était dignement accomplie; et de fait, il n'y avait qu'un dieu descendu de la machine dramatique, qui pût sauver des embûches de Tartufe ce malheureux M. Orgon.

Le succès fut donc complet, unanime, sérieux. Il resta de tout ceci une œuvre admirable à laquelle le siècle d'Auguste, non plus que le siècle de Périclès, n'ont rien à comparer; cependant nul ne pouvait savoir où donc porterait ce boulet, tiré à bout portant dans les croyances de ce siècle. Molière jouit entièrement de son triomphe, non pas sans que plus d'une fois ce triomphe même ne lui fût une épouvante. Son bon sens lui disait qu'une pareille victoire porterait ses fruits; mais quels fruits devait-elle porter?

Toujours est-il que le lendemain de sa victoire, il écrivait au roi pour lui demander un canonicat dans la chapelle de Vincennes, le propre jour de la grande résurrection de Tartufe, ressuscité par les bontés du roi. Enfin, pour compléter sa victoire, il écrivit, en tête de sa pièce, une Préface qui est le chefd'œuvre de la polémique. Dans cette Préface, Molière touche hardiment et habilement à tous les points de cette discussion entre le théâtre et l'église. Comme il était un véritablement honnête homme, les véritables gens de bien, qui désapprouvaient hautement sa comédie, devaient l'inquiéter au fond de l'âme ; aussi défend-il sa comédie par des raisons excellentes, naturelles, modestes; disant que la comédie est presque d'origine chrétienne; qu'elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie religieuse; qu'elle est destinée à corriger tous les hommes, les dévots comme les autres. S'il y a des pères de l'Église qui condamnent la comédie, il y en a d'autres qui l'approuvent; - les philosophes de l'antiquité, Aristote lui même, ont été ses apôtres; que si la Rome des empereurs, la Rome débauchée a proscrit la comédie, en revanche elle a été en grand honneur dans la Rome disciplinée,

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