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HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE DRAMATIQUE

CHAPITRE PREMIER

Nous entrons maintenant dans une critique à la fois plus regulière et plus suivie. Il est bon d'essayer ses forces, à condition que l'essai ne durera pas trop longtemps. Lorsque j'ai commencé ce grand travail de révision sur moi-même, au premier abord il me semblait que j'entreprenais une œuvre impossible. Où courir? où ne pas courir, et par quel chapitre allais-je commencer? Comment, dans cet amas énorme de choses écrites, chaque jour, pendant un quart de siècle, — « ce qui représente un grand chemin à parcourir dans la vie humaine, » allais-je trouver un fil à me conduire, et par quels efforts réunir cette idée à cette idée, et cetle passion à cette passion? Autant valait rechercher, dans les catacombes romaines, les divers ossements qui avaient appartenu au même cadavre; poussières confondues en mille poussières. Allez donc leur dire, au milieu de ces ténèbres: levez-vous et suivez-moi! Allez donc ressuciter tout ensemble, par une résurrection doublement impossible, l'œuvre morte sous une critique oubliée, ou, ce qui revient à la même tentative, essayez de ranimer la critique inerte d'une œuvre sans nom! Ainsi, j'ai longtemps hésité; longtemps j'ai éloigné de mon esprit cette recherche à travers l'inconnu. C'est si triste et si lamentable d'ailleurs, cette récolte au milieu des jardins fanés, cette glane à travers les moissons stériles, cette façon de revenir sur les pas de sa jeu

nesse, et de ramasser çà et là, dans une corbeille à peu près vide, les fleurs incolores des printemps envolés. « Ici sont les reliques des poésies de mes plus jeunes ans ! » disait un vieux poëte au frontispice de son livre 1. Quoi, ce peu là, c'était mon plus bel esprit? Quoi, ce faible écho, si faible que mon oreille a peine à le saisir, c'est donc tout ce qui reste des grands bruits d'autrefois? Ce néant, voilà mes plus vives colères ! Cette ombre, voilà mes clartés!

Ce morceau de papier moisi, voilà pourtant la colonne élevée à ma gloire! Ces feuillets tachés de lie, où se voit encore la trace des lecteurs oisifs, voilà, voilà mon livre, et ma vie entière, et mon âme, et mon talent, et le bon sens que le bon Dieu m'avait donné pour me conduire, et tant de leçons de mes maîtres, tant d'études acharnées, tant de découvertes que j'avais faites, tant de zèle et de labeurs pour apprendre à l'écrire, à la parler cette langue française, mon ambition, mon orgueil, ma fortune hic jacent!

Tout cela repose au milieu de cette confusion de l'abîme. O vanité de l'esprit! Vanité du style, et tout est vanité, surtout dans ce grand art du journal qui est un art éphémère, un art passager, le bruit d'une heure, et la puissance d'un instant!

Chaque matin, quand se réveillent les grandes villes de l'Europe, à peine réveillées, elles prêtent l'oreille à ce grand bruit qui leur sert de prière, à ce bruit qui les enseigne et qui les conseille. El es veulent savoir la pensée et la parole du journal! Après quoi elles se mettent à l'œuvre, et cette feuille imprimée, que la ville entière ouvrait, au matin, frémissante de curiosité et d'impatience... arrive, à la tombée du jour, un homme armé d'un crochet, qui de cette feuille jetée aux immondices fait sa proie et l'emporte, dédaigneux de savoir ce que ce vil chiffon peut contenir. O comble de la gloire! ô profondeur de l'humiliation! — Le conseil des peuples devient le mépris du chiffonnier qui passe ! un ver! un dieu!

Impitoyable soif de gloire,

Dont l'aveugle et noble transport
Me fait précipiter ma mort

Pour faire vivre ma mémoire !

1. La Néolemachie poétique du Blanc. - Paris, 1610. in-40.

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Ces quatre vers sont revenus bien souvent à mon souvenir; ils expriment à merveille et d'une façon très-poétique ce besoin de vivre un moment, chaque matin, même à la condition certaine de mourir éternellement chaque soir. Quæ lucis miseris tam dira cupido?

Eh bien (voilà où cela vous mène, la persévérance)! à peine eus-je pris la résolution de pénétrer dans ce vaste champ du repos définitif où mon œuvre était déposée, il me sembla que ma tentative n'était pas tout à fait une tâche désespérée. A je ne sais quels signes imperceptibles, l'écrivain le plus oublieux et le plus négligent de ses œuvres, une fois qu'elles sont lancées dans le torrent, les reconnaît cependant comme on reconnaît un vieil ami qui a fait un long voyage. Il était parti plein d'espérance et de jeunesse, vêtu à la dernière mode et paré de toute l'élégance maternelle; il revient, après vingt ans, d'un monde inconnu, il revient tout chargé de rides, tout couvert de haillons, et changé... Dieu le sait. Mais son ami le reconnaît à ce petit coin du sourire, à ce son argenté de la voix, au feu du regard; surtout il les reconnaît, parce qu'il a conservé le souvenir, le respect et la fidélité des jeunes années. L'homme est changé, l'esprit est le même; il rapporte à son ami les mêmes admirations, les mêmes répulsions, les mêmes instincts! Alors on se retrouve avec joie, et l'on s'embrasse, et l'on se dit, en fin de compte, que l'on a encore de longs jours à vivre pour s'aimer... Telle est, ou peu s'en faut, l'émotion de l'écrivain qui retrouve, après tant d'années, les premiers chapitres tombés de sa plume novice; il hésite, il s'inquiète, il se demande si véritablement il est fâché ou s'il est joyeux de sa découverte ?

Voilà une page assez naïve... oui, mais dans sa grâce enfantine elle ne manque pas d'un certain charme; la jeunesse rachète et au delà, l'inexpérience. On ne savait pas écrire encore, on commençait, cela se voit, à se douter que l'on serait un écrivain quelque jour. O page innocente... ô page empreinte de mes premiers doutes! peut-être aurais-je quelque honte à te reconnaître en public; en revanche, quand nul ne me verra, je te veux dévorer ligne à ligne! Ainsi, don Juan lui-même, au milieu de ses bonnes fortunes, porte à sa lèvre consolée le gage rustique de quelque villageoise! A reconnaître ainsi ses premiers essais au milieu des étincelles éteintes, on éprouve une tristesse qui n'est

pas sans charme. Il semble que votre jeunesse vous revient, parée et charmante à l'unisson.

Bientôt, de ces profonds silences qui vous effrayaient tout d'abord, s'élèvent des bruits confus; ce sont des voix aimées qui vous parlent toutes à la fois; bientôt encore on dirait que la confusion s'arrête et que chaque voix veut parler à son tour.

Écoutez-les, et si chacune de ces voix, qui représente une année, une passion de votre vie, arrive à vous, racontant des opinions auxquelles vous êtes resté fidèle, des haines qui vivent encore en votre âme, et des admirations qui n'ont fait que grandir; si en même temps vous rencontrez, dans ce concert qui ne vous déplaît pas, quelque souvenir de luttes généreuses, de résistances loyales, de combats courageux : le faible protégé dans sa faiblesse imméritée, et le fort attaqué dans sa gloire injuste; et si vous pouvez dire à coup sûr : voilà une renommée que j'ai faite, voilà un esprit que j'ai découvert le premier, voilà un nom qui est un nom, grâce à moi; et parmi vos erreurs, si vous en trouvez plusieurs qui vous ont été facilement pardonnées; et parmi les hardiesses de votre goût, si vous en rencontrez quelques-unes qui aient été justifiées, et dans vos prévisions, s'il arrive que vous ayez deviné juste, une fois sur dix, et si, en fin de compte, vous avez pour amis les vaillants, les fidèles, les courageux, les grands esprits, et si les autres seuls vous haïssent; les impuissants, les vaniteux, les faux poëtes, les faux historiens, les faux railleurs, les faux braves, les faux hommes de lettres, et si parmi les choses que vous avez écrasées, il ne s'est pas rencontré un chef-d'œuvre, et si parmi les choses que avez le plus louées, il ne s'est pas découvert une honte, et si votre instinct vous a guidé dans les passages difficiles, de façon à vous faire éviter les trappes, les écueils et les abîmes dont le sentier des belles-lettres pratiques est semé de toutes parts, et si, de tous ces obstacles.....

Tant de violences, de haines, de cris étouffés, tant de fureurs anonymes, tant d'injures, tant de calomnies, tant et tant de rages sourdes de l'amour-propre offensé, n'ont pas laissé plus de traces que l'escargot quand il passe... un peu d'écume gluante que la rosée efface et que le soleil emporte, alors, véritablement, cette profonde horreur que vous inspirait cet amas de feuilles, amoncelées dans le Capharnaüm du journal, devient une fète... une

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