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<< odieuse à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne man<< queront pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie pro« bité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une hypo<< crisie détestable; mais sans entrer dans cette longue discussion, <«< je soutiens que Platon et les autres législateurs de l'antiquité << païenne n'auraient jamais admis, dans leur république, un tel << jeu sur la scène.

<< Enfin, je ne puis m'empêcher de croire avec M. Despréaux « que Molière, qui peint avec tant de force et de beauté les mœurs << de son pays, tombe trop bas quand il imite le badinage de la « comédie italienne. >>

Et Fénelon cite, pour finir, les deux vers de Boileau à propos du sac ridicule où Scapin s'enveloppe. Mais quel blâme ne serait pas racheté et au delà, par l'opinion de ce juge illustre disant de Molière « Encore une fois, je le trouve grand! »>

Cette indulgence de Fénelon pour le plus grand poëte et le poëte le plus vivant de la cour de Louis XIV n'était pas, non certes, dans l'âme et dans l'esprit de Bossuet. En sa qualité de père de l'Église, il haïssait la comédie, il exécrait les comédiens et les comédiennes, il ne comprenait pas cette poésie avide de licences, amie et compagne des plus vives passions de la jeunesse; il se rappelait l'anathème antique, et de cette illustre invention i ne voyait que le désordre, les mauvais penchants, les mauvais conseils, l'obscénité. Cela fâchait le grand évêque de Meaux qu'on appelât le théâtre l'école des mœurs, et il avait boudé Santeuil pour sa fameuse inscription: Castigat ridendo mores! Même Santeuil en avait demandé pardon à Bossuet dans un poëme intitulé Santolius poenitens; au frontispice du poème, on voyait l'illustre écrivain de Saint-Victor à genoux et la corde au cou.....

Bossuet sourit, et pardonna à Santeuil; il garda rancune à Molière. Il se rappelait sans doute qu'il avait rencontré Molière et sa comédie au milieu de Versailles, dans tous les salons, dans tous les jardins, à la suite et comme le complément de ces scandales et de ces amours. Surtout il se souvenait de Tartufe, ce chef-d'œuvre impérissable qui est resté, même avant les flammes de l'enfer, le châtiment des hypocrites, on peut dire ce qu'on a dit du Mariage de Figaro : qu'il était plus facile de l'écrire que de le faire représenter.

Pour que le Mariage de Figaro fût représenté tout à l'aise, il n'était pas besoin de se donner tant de peine, ·Beaumarchais n'avait qu'à attendre quelques jours, et dans cette société qui allait si gaîment à l'abîme, il eût trouvé des reines pour jouer tout haut le rôle de Suzanne, des ducs et pairs pour représenter Figaro, des princes du sang pour se charger du rôle d'Almaviva. Mais au plus bel instant du XVIIe siècle, quand l'autorité était partout, comme le devoir, un comédien du roi Louis XIV s'attaquer ainsi, et tout d'un coup, au pouvoir le plus respecté de l'État, le traîner sur son théâtre, l'immoler à la risée publique, le charger, non- seulement de sarcasmes, mais encore d'humiliations, de haine et d'outrages. avouez que l'entreprise était étrange, inouïe, incroyable, et qu'il fallait bien du génie et bien du courage pour la tenter.

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Pourtant, malgré les difficultés de tout genre qui se présentaient de toutes parts à la représentation d'une pareille comédie, les calculs du poëte étaient sûrs. Molière avait bien compris que le moment ne pouvait pas être mieux choisi pour demander cette grande permission à la majesté royale, d'attaquer directement et de front, les faux dévots et leur sacristie. En ceci, comme un grand politique qu'il était, Molière mettait à profit les circonstances historiques dont il était entouré.

M. le cardinal de Mazarin venait de mourir, assez raisonnablement chargé de la haine publique. Délivré de cette tutelle insupportable, le jeune roi avait juré, bien haut, de ne pas appeler l'Eglise dans ses conseils. Cependant Mazarin n'avait pas tellement remplacé le cardinal de Richelieu, qu'on ne se souvînt de Richelieu, mais pour le haïr, mais pour le maudire; on ne se souvenait que de ses cruautés et de ses froides passions; quant aux grandes choses qu'il avait faites, on en était trop près pour les voir. A ce moment de l'histoire, il se passait à la cour de France ce qui s'est passé autrefois à la cour de Russie. Il y avait la vieille cour austère, solennelle, dévouée aux vieux usages, à la vie correcte et réglée; il y avait la jeune cour, folle, amoureuse, prodigue, avide de mouvement et de plaisirs. A la tête de ce mouvement se faisait remarquer le jeune roi qui bâtissait Versailles; du parti de la résistance était la duchesse de Noailles, vieille et dévote, et bel esprit à la Noailles, d'une grâce exquise et

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d'une suprême insolence, qui ameutait contre ce beau monde royal, d'où son âge l'exilait, toutes les prévoyances opposées à la jeunesse du roi.

En ce temps-là l'Église, qui regrettait le bon temps des guerres religieuses, avait remplacé la guerre civile par mille querelles. Jansénius avait été le prétexte à toutes ces disputes qui ont vivement agité la société française Au milieu de la dispute se présenta Pascal, armé de toutes pièces comme un rude jouteur qu'il était. Cet homme, qui prenait au sérieux toutes choses, demanda de quoi il s'agissait; et quand on le lui eut dit, il jeta sur toute cette cohue dévote l'ironie, le sarcasme, le ridicule, la honte enfin et l'épouvante. Il flétrit, bien mieux que n'eût fait le bourreau, les plus avancés dans cette bataille religieuse, ces jésuites qui étaient partout; et de cet amoncèlement de doctrines perverses, il ne laissa pas pierre sur pierre. Jamais la puissance de la parole écrite ne s'est plus complétement manifestée. Considérez donc, je vous prie, que Tartufe n'a pas eu d'autre préambule que les Provinciales. Ils peuvent se dire l'un à l'autre, comme ces deux conspirateurs dans une tragédie de Schiller: - Nous conspirons ensemble! Pascal est d'ailleurs le père légitime de cet homme qui a découvert le doute, Pierre Bayle; toutes les attaques, toutes les haines, toutes les violences de Voltaire et du XVIIIe siècle contre la croyance établie, n'ont pas eu d'autre point de départ : les Provinciales de Pascal, le Tartufe de Molière. Or, il ne fallait rien moins que des chefs-d'œvre de cette force pour battre en brèche une croyance de dix-sept cents ans! Attribuer cette ruine à l'Essai sur les Mœurs, à la Pucelle, à l'Encyclopédie, ce serait leur faire trop d'honneur.

Ainsi donc, l'esprit d'examen introduit par Pascal dans les matières religieuses, Molière le mit habilement à profit pour l'introduire à son tour dans la comédie. L'ironie, la malice, le sang-froid railleur de Pascal, Molière s'en servit pour écraser les mêmes hommes. Chose étrange dans cette œuvre commune! c'est le docteur en théologie, Pascal, qui agit comme un poëte comique; il rit, il plaisante, il prolonge sans fin et sans cesse ce formidable badinage, pendant que le comédien, le poëte comique, remplit le rôle du docteur de Sorbonne, du prédicateur dans sa chaire. Molière tonne, éclate et s'emporte; il foudroie ce misérable, son mi

sérable! Pascal en colère n'eût pas mieux dit que Molière; Molière, en riant, n'eût pas mieux fait que Pascal.

Notez, les hommes de génie ont de si belles chances! que si les Lettres provinciales n'eussent pas été en effet une comédie pleine de gaieté, de sel, de grâce et d'atticisme, une comédie, en un mot, digne de Molière, personne ne les eût lues dans ce peuple fatigué de dissertations religieuses. Notez aussi que si la comédie de Molière n'eût pas été grave, imposante, sévère, austère, comme eût pu l'être un plaidoyer de Pascal, jamais le roi et la reine ne l'eussent approuvée; jamais le roi Louis XIV ne se fût porté le protecteur d'une bouffonnerie qui s'attaquait à tant de choses. Ainsi Pascal, ainsi Molière, dans cette œuvre commune de destruction dont ils ne pouvaient savoir toute la portée l'un ni l'autre, se sont sauvés justement, celui-ci et celui-là, par les mêmes raisons qui devaient les perdre tous les deux.

Ce ne fut pas sans une certaine terreur que Molière entreprit cette tâche illustre. Il savait que toucher à l'hypocrisie était un crime sans rémission, non pas seulement chez les hypocrites, mais pour beaucoup d'honnêtes gens, et qu'il devait entrer par surprise dans cette brèche qu'il avait pratiquée dans l'Église.

Ainsi fit-il. Tartufe fut entouré de toutes sortes de précautions. La première lecture qu'en fit Molière se fit chez Ninon de Lenclos, cet honnête homme d'un goût exquis, d'une beauté fine, d'une philosophie pleine de grâce et de malice. Elle aimait Molière comme elle aimait M. le prince de Condé, sachant très-bien que des amitiés pareilles lui feraient pardonner ses amours. Elle avait accepté, mais en l'épurant autant qu'il était en elle, par le désintéressement, par l'esprit, par la probité, le galant héritage de cette horrible Marion Delorme, dont le cardinal de Richelieu avait fait à la fois une courtisane et un espion à ses ordres; ainsi posée dans ce monde si correct, et en butte à toutes les déclamations faciles des vertus bourgeoises, vous pensez si mademoiselle de Lenclos dut accueillir et favoriser cette immense comédie où toutes les vanités, tous les crimes et tous les ridicules de l'hypocrisie étaient étalés, avec tant de complaisance et d'énergie. Ce n'est pas à dire que cette belle Ninon fût en ceci un juge impartial. Elle plaidait sa propre cause, quand elle riait aux éclats de cet hypocrite, s'enveloppant dans son manteau; la folâtre,

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depuis longtemps elle avait jeté son manteau aux orties, où il resta jusqu'à ce que le jeune abbé de Châteauneuf, qui avait dix-sept ans, l'eût retrouvé et rapporté à la dame, qui en avait alors quatrevingts bien sonnés. Toujours est-il que la voix de mademoiselle de Lenclos entraina l'assentiment général des beaux esprits et des grands seigneurs qui faisaient l'opinion.

A cette première épreuve du salon, Tartufe fut applaudi comme une très-grande et très-belle comédie. Si bien que dans les fêtes de 1664 que le roi donnait, à la fois, pour inaugurer son palais, ses victoires et ses amours, il fut permis à Molière de jouer à la cour ses trois premiers actes. De Versailles, la pièce passa à Villers-Cotterets, de Villers-Cotterets au Raincy, si bien que toute la famille royale en eut sa bonne part; c'était beaucoup pour la pièce et c'était peu pour Molière. En véritable enfant de Paris, Molière n'estimait guère comme des succès de bon aloi, que les succès qu'il avait à Paris. Il était l'ami du peuple, a dit Boileau, et tant que le peuple ne lui avait pas battu des mains et ne l'avait pas salué de son gros éclat de rire, Molière n'était ni content, ni tranquille. De son côté, Paris s'inquiétait sérieusement de cette œuvre qui avait rempli de sa gloire toutes les maisons royales. D'ailleurs, les uns et les autres, ceux qui l'avaient vu jouer et ceux qui l'avaient entendu lire, ne savaient de cette comédie que les trois premiers actes, et l'on se demandait :

Comment ferait le poëte pour tirer une comédie plaisante de cet affreux drame? Certes, j'imagine qu'il y avait de quoi attendre impatiemment le dénouement d'un pareil drame, à une époque où l'on n'avait encore abusé de rien dans l'art poétique. Remarquez en outre combien l'habile et infâme diplomatie de Tartufe rappelle, en ses cruels détails, l'habileté impitoyable, le crime absolu, le crime politique! Lui-même il a pu servir au portrait de Tartufe, ce fameux cardinal-ministre, Richelieu : Richelieu, amoureux de la reine-mère, et la chassant de ce royaume qui appartient à son fils! Richelieu faisant égorger le jeune duc de Montmorency, et se jetant aux genoux de la princesse de Condé, qui lui demande la vie du prince. Il y a du tigre et du chat dans ce caractère du Tartufe; il y a du Richelieu et du Mazarin.

Aussi, vous pensez bien que la cour les avait reconnus, l'un et l'autre, ces deux ministres devant lesquels toute la cour s'était

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