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Le Sganarelle de Molière ne songe guère à se faire ermite, et savez-vous à quoi il, pense, le bon homme? Il pense... à ses gages! « Ah! mes gages! mes gages! Voilà par sa mort << un chacun satisfait, il n'y a que moi seul de malheureux, << mes gages! mes gages! mes gages! » C'est bien le même Sganarelle qui disait naguère au mendiant de la forêt: — Jure un peu!

C'est bien aussi le Molière qui a trouvé le moyen d'introduire une certaine gaieté dans le dernier acte de Tartufe. Mais quelle préface pour Tartufe, Don Juan! - Cet homme-là faisait les préfaces tout aussi bien que les post-faces. Quelle postface, la Critique de l'École des Femmes!

LE PAUVRE DE DON JUAN. M. PROUDHON.
LA PROPRIÉTÉ C'EST LE VOL.

C'était le 14 décembre 1848, la France venait d'entrer dans une nouvelle fièvre électorale, et naturellement le feuilleton se plaignait en son patois, de ces changements de chaque jour, quand toute chose est remise en question:

<«< A quoi bon, disait-il, la poésie? A quoi peuvent servir les Belles-Lettres et comment voulez-vous que nous fassions une œuvre littéraire à l'heure où nous cherchons encore, les uns et les autres, le nouveau souverain qu'il nous faudra aimer pendant quatre années; au bout de ces quatre années : - Vous avez été un bon et sage prince, dira la France reconnaissante, et c'est pourquoi nous vous prions de céder la place à un autre ! Hélas! nous cherchons le souverain comme le cherchait Olivier Cromwell. Cromwell, il est vrai, n'en trouva pas d'autre que lui-même. Puis, quand il eut fait son temps: Comment va le lord Protecteur? disait un Anglais à un autre Anglais. L'Anglais, prudent : Les uns, répondit-il, disent qu'il va bien, et je ne le crois pas; les autres, qu'il va mal, et je ne le crois pas ! »>

C'est ainsi qu'entre le oui et le non de la France, entre le zist et le zest de notre directeur suprême, on peut encore placer un tout petit feuilleton. Quand tout sera fait et conclu, aussitôt la France redeviendra sérieuse et calme; elle ne parlera que des grandes choses, et non plus des futiles ! C'est pour le coup, ami feuilleton, qu'il te faudra briser ta plume:

Frange, miser, calamos! Jouis de ton reste, en attendant. » Notre reste se composait de la reprise de Don Juan en prose, du vrai Don Juan du vrai Molière. C'est une belle œuvre, et plus grande même que le poëte ne l'avait rêvée, mais singulièrement triste, désolée et désolante. Cette farce de carnaval, quand vivait le roi Louis XIV, quand la société française paraissait immobile sur des bases qui semblaient éternelles, est devenue avec le temps et les révolutions que le temps entraîne avec lui, quelque chose de plus qu'une comédie où le rire, mêlé aux plaisirs des sens, se rabat, en fin de compte, sur un dénoûment impossible.-Cette comédie, faite tout exprès pour nous montrer un fantôme, est devenue une tragédie véritable; le fantôme est un être réel, l'abîme existe et chacun de nous peut en sonder la profondeur. Don Juan, c'est le monde tel qu'il était; c'est le grand seigneur au-dessus des lois humaines et divines, qui se dit à lui-même : Dieu y regardera à deux fois avant de damner un homme de ma sorte! Sganarelle, c'est l'enfant du peuple, homme timoré et de bon sens, croyant et crédule, honnête dans le fond, quelque peu fourbe dans la forme, qui pour gagner sa vie, beaucoup par curiosité, et un peu parce que le spectacle et le langage du vice lui plaisent et l'amusent, suit son seigneur et maître dans ce hardi et merveilleux sentier d'esprit, d'orgies, de doute, de libertinage et de débauche. Sganarelle glane pour son propre compte dans le gaspillage de don Juan! Mon maître, a perdu tant d'honnêtes femmes que je puis bien avoir une inclination!

Mon maître, dit-il encore, a commandé tant de manteaux brodés à M. Dimanche, je puis bien me passer la fantaisie d'un pourpoint non payé. La table de mon maître est surchargée de vins et de viandes, pourquoi ne pas m'enivrer un peu? Ainsi pense Don Sganarelle, ainsi il agit, tremblant, timide et timoré contrefacteur des grands crimes de son seigneur et maître... Si Don Juan est le seigneur, Sganarelle sera le bourgeois bientôt; l'un marche devant, l'autre suit à la trace; puis quand l'un et l'autre ils rencontrent... le pauvre, c'est-à-dire le troisième personnage de l'humanité, Don Juan et Sganarelle détournent la tête! Lè pauvre dérange celui-là et celui-ci, dans leur existence de bonnes fortunes, de bombance et d'aventures.

Le pauvre! qu'est-ce que cela, le pauvre? Cela, c'est un obs

tacle imprévu? D'où vient cette montagne qui soudain s'oppose à nos voluptés passagères? Don Juan s'étonne autant de cette rencontre qu'il s'étonnera, tout à l'heure, de la statue du Commandeur.

Cependant le pauvre insiste, il se montre, il se révèle par ses humbles prières! Alors Don Juan, habitué à tourner tous les obstacles, veut encore tourner celui-là. Tu vas te parjurer, s'écriet-il, tu vas me dire, ici même, qu'il n'y a pas de Dieu, et je te donne cette pièce d'or! A ce moment Don Juan triomphe! Le sang revient à sa joue pâlie; le feu à son regard! Ah! Don Juan, imprudent seigneur que vous êtes, est-ce donc ainsi que vous affrontez ces montagnes ? Vous voulez que le pauvre se parjure, et qu'il soit damné pour votre amusement d'un instant.

-Bon! reprend Don Juan, est-ce que ce mendiant est à craindre? Insensé, qui fait le calcul d'un insensé! Don Juan, seigneur du mont et de la plaine, qui avez haute et basse justice sur vos possessions féodales, ce n'est pas, à vous, à enseigner au pauvre qu'il n'y a pas de Dieu! Un temps viendra où d'autres seigneurs, des catéchistes plus hardis, lui enseigneront la grande formule, « la propriété c'est le vol » et alors, en effet, malheur à vous, seigneur Don Juan!

Malheur à vous et malheur à nous qui avions besoin de la paix du monde et de la paix de nos consciences! Malheur à nous, quand le pauvre ne sera plus secouru qu'au nom de l'humanité, c'est-à-dire quand la charité chrétienne aura disparu de cette terre, pour remonter au ciel, sa patrie! Don Juan! si, vous et les vôtres, vous avez encore régné et vécu pendant tout un siècle, depuis votre première rencontre avec le pauvre, c'est justement parce que le pauvre croyait en Dieu, parce qu'il n'a pas voulu se parjurer pour gagner votre pièce d'or!

Vraiment, je le répète, c'est une chose incroyable, la scène du pauvre effacée, le second jour, de sa comédie, par Molière luimême, la scène du pauvre qui reste effacée pendant deux siècles! En vain La Bruyère l'a replacée dans un des coins les plus vifs et les mieux éclairés de son immense comédie; en vain, de temps à autre, par un soin littéraire qui se retrouve à toutes les époques, a-t-on voulu rétablir la scène du pauvre, j'ai presque dit la scène du monstre (pour parler comme l'affiche de l'Opéra), telle qu'elle fut jouée à la première représentation....

La tentative était inutile; Don Juan et Sganarelle furent respectés, le pauvre disparut pour toujours; pour toujours, on le croyait, on le disait du moins, car le texte même de Molière, le texte du Don Juan original, avait été remplacé par l'improvisation du second Corneille; qui se garda bien de nous ramener ce mendiant qui était le si mal venu dans ce drame de joie, de duels, de dettes non payées, d'enfants railleurs, de filles abusées, de pères conspués; un drame où tout abonde de ce qui est le vice, l'ironie, la grâce, l'éloquence, l'art, la passion, le plaisir, la fête, le bon goût, la parodie des choses divines, le mépris de l'autorité humaine, jusqu'à ce qu'enfin, de péril en péril, de folies en paradoxes, de cruautés en trahisons, le héros merveilleux de cette fantaisie abominable et charmante tombe, la tête la première, dans son dernier abîme, dans le dernier de tous les abîmes, l'hypocrisie.

Il n'était que Don Juan, il est Tartufe, et voilà un châtiment! Oui Don Juan change de nom, il s'appelle Tartufe; le peu de noble sang qui restait précieusement et audacieusement enfoui dans les veines de cet homme, est devenu un mélange bâtard d'encens frelaté et d'eau mal bénite. Quand il est à ce point, dégradé, que Sganarelle lui-même l'accable d'outrages, c'est le moment, le bon moment pour voir ce vil fantôme d'un gentilhomme perdu de vices, de dettes et de débauches, aux pieds de marbre de la grande statue du Commandeur! O Commandeur! image terrible! ô vengeance! Grande voix qui va tout briser!

Si pourtant Molière, le poëte ami du peuple, n'eût pas tenu si fort à nous montrer dans cet appareil funèbre, la statue absurde et sublime, elle pouvait rester fort paisiblement à cheval sur son tombeau! La moralité du drame pouvait se passer de tout cet appareil. La vengeance arrivait d'un pas lent, d'un pas sûr.... le pauvre! Le pauvre, déchaîné par les violences même de Don Juan, suffisait au châtiment de ce fameux pervers. Le pauvre, corrompu par les violences et les lâchetés de ses flatteurs! Le pauvre qui ne voulait pas, tantôt, nier Dieu dans le ciel, et qui le renie à présent, sur la terre! Le pauvre! le pauvre! Le pauvre à qui la faim monte de l'estomac à la tête, pendant que les Don Juan s'enivrent et blasphèment dans le giron soyeux de leurs maîtresses, ivres d'amour !

Quant à Sganarelle, il ne sait pas ce que c'est que le pauvre... Le pauvre ! Il est le véritable Commandeur ! Voilà la voix sépulcrale qui s'écrie : — « Don Juan! je vous invite à venir souper demain avec moi! En aurez-vous le courage?... Donnez-moi la main ! >> Souper funeste dans les menaces, dans les flammes, dans les regrets, dans les remords! Le pauvre, il est père de Danton, de Robespierre et de Marat! C'est lui qui signera l'arrêt de mort du roi de France, qui traînera la reine à l'échafaud, qui tuera à coups de pieds dans le ventre, l'orphelin de tous les rois de la maison de Bourbon! Don Juan, c'est votre crime, tout ce désordre, et voilà votre paiement d'avoir corrompu et déshonoré l'honnête et innocente misère de ce porte-besace ! Ainsi la justice divine a châtié, à la longue, tous les coupables! Don Juan, par son exemple et par ses conseils, ôtait au pauvre l'honnêteté et l'espérance... le pauvre entraîne Don Juan dans son abîme: quoi de plus justement providentiel? — Si Molière avait osé, vous aviez le festin de Pierre sans la statue; oui, mais il faut répéter qu'en l'an de grâce 1665, la statue a tout fait passer.

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Toujours est-il qu'on ne rit pas à cette comédie de Don Juan; en vain l'esprit, l'ironie, la licence et le bon sens se heurtent et s'entre-choquent, à chaque scène, pour arriver à la plaisanterie et au bon mot.... nous admirons, comme au premier jour, cette verve entraînante, mais toute cette verve nous laisse froids et impassibles. C'est qu'en effet quelque chose gémit et se plaint au fond de cette gaieté; c'est qu'une lamentation immense a traversé, sans fin et sans cesse cette raillerie de l'esprit, cet orgueil des sens, cette seigneurie impitoyable et qui va à l'abîme.

Vous riez, Monseigneur l'inflexible, vous chantez; vous trompez des duchesses, vous trahissez de pauvres innocentes qui n'en peuvent mais; vous allez d'Elvire à Mathurine, c'est trèsbien fait; mais à travers toutes ces gaietés funèbres, je comprends le vide et la tristesse de votre cœur, où la plainte se mêle au bruit des baisers; dans vos folies je vois la ruine de votre maison; M. Dimanche lui-même me fait peur et m'épouvante pour votre propre compte, Monseigneur ! Oui, ce même M. Dimanche, qui vous présente un bon à payer de dix ans, comme si c'était une dette de la veille, ce M. Dimanche-là ne nous dit rien qui vaille, Monseigneur. Quand l'heure aura sonné, M. Dimanche arrivera

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