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effets. Les Romains, qui savaient merveilleusement désigner les diverses œuvres de l'esprit, et ce fut un grand avantage de leur critique sur la nôtre, avaient des noms pour distinguer entre elles, les diverses comédies représentées sur leurs théâtres : satyres, drames, comédies - prætextæ, togatæ, palliata; comédies vêtues à la grecque, à la façon des nobles; vêtues à la romaine, à la façon du peuple. Même ces pièces diverses portaient les noms des villes et des bourgs où elles avaient été représentées pour la première fois : Atellanæ fabulæ, les atellanes, du nom d'une ville élégante: Atella, située entre Naples et Capoue, au beau milieu des délices romaines. Poésies fescéniennes, du nom d'une ville de la Toscane savante. On appelait des mimes, certaines pièces déshonnêtes dans lesquelles les comédiens, sans vergogne et sans honte, imitaient certaines poses indécentes.

Ainsi, rien que par le titre de la chose représentée, on savait si l'on allait voir des gens du monde ou des gens du peuple, des bouffons ou des sénateurs, des élégances chastes, ou des satyres pleines de vin et de licences. Comédie, au reste, cela voulait dire (on ne le sait pas toujours) you bourgade, et on chant, c'està-dire chant des faubourgs, le chant de la joie et de la liberté quelque peu avinée, la chanson joyeuse de la vie errante :

Vie errante

Est chose enivrante!

La chanson de la jeunesse et du printemps.

Comessantes, disaient les Romains en parlant des héros du premier roman comique. Des gourmands, des oisifs, des buveurs, des amis de la joie et de la bombance, tel fut le nom des premiers comédiens. Ainsi, le dieu de la bonne chère aura l'honneur d'avoir présidé à l'invention de la comédie, afin d'être en règle avec Bacchus, son compagnon, qui présidait au chant du bouc, c'est-àdire à l'invention de la tragédie. « Il ressemblait, ce dieu Comus, à Mercure et à Vénus; on l'eût pris pour un beau jeune homme sous les habits d'une jeune femme. Son front, où brillait cependant la majesté d'un dieu, portait une couronne de rubis cachés dans les fleurs, et si jeune, il avait déjà la teinte rubiconde des buveurs. » A sa suite heureuse, il entraînait les grâces, les élégances, les beautés, les jeux et les fêtes, mêlés aux plus douces

odeurs. Voilà un des tyrans de la jeunesse, et prenez garde, il enchante l'esprit pour le corrompre. « Comus iste bonæ ætatis tyrannus est; deliciis capit animos ut enervet'. » Cette définition de la comédie est plus vraie et plus sincère que la fameuse définition de Santeuil : « Elle corrige les mœurs en riant. » Or, la comédie a-t-elle jamais corrigé personne? Est-ce que jamais la comédie a pu remplacer la philosophie et la sagesse, c'est-à-dire la gloire et la liberté ?

Virtus est vitium fugere et sapientia prima

Stultitia caruisse.

De la comédie et de ses plaisirs profanes, de ses licences et de sa joie, on a voulu faire un cours de bonne et pratique morale; on a prétendu que rien ne résistait à ses enseignements... elle s'est toujours ressentie et toujours elle se ressentira de son origine errante. En vain Ménandre, en vain Térence et Molière ont apporté à cette œuvre brutale, les élégances de leur génie et la politesse de leur esprit, l'œuvre en elle-même est restée une œuvre un peu au-dessous de la philosophie et de la morale la plus facile, c'est-à-dire une œuvre ouverte aux plus violentes et aux plus irrésistibles passions. Entrez à cette fête heureuse des yeux enchantés et des oreilles charmées, vous n'entendrez parler que de l'amour, vous n'avez sous les yeux que des faces amoureuses et tout au moins des galanteries à brûle-pourpoint! Ici l'ironie est impitoyable; elle tue, elle brise, elle insulte, elle livre à la haine et au mépris l'homme auquel elle s'attaque, et elle le livre tout entier, sans lui tenir compte de quelques bonnes qualités qui se seront mêlées à ses défauts. Ainsi l'avare au compte de la comédie, est également indigne et incapable d'être un bon père de famille; on nous le montre en haine à sa fille, en mépris à son fils. Ainsi don Juan pourrait avoir les qualités d'un gentilhomme, on en fait un bandit de grand chemin. Le Malade imaginaire est complétement un imbécile, sans une ombre de goût et d'esprit, en dehors de sa maladie; le Bourgeois gentilhomme, autre victime; on ne lui laisse pas même assez de bon sens pour se conduire, au delà de sa passion d'être et de paraître. Tout ou rien, voilà la comédie;

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1. Comus, sive Phagesiposia Cimmeria. — Lugduni Batavorum, 1630.

ou la honte absolue, ou la gloire sans tache ! Encore une fois, c'est un mensonge, cette morale en pleine bouffonnerie, en pleine licence, en plein exercice de l'amour, de la colère, de la tromperie, de la gourmandise et des plus mauvais instincts du cœur humain. On nous dit: Mais n'est-ce rien la contemplation du spectacle de vos propres misères? A quoi un père de l'Église vous répond, à la façon antique : « On s'accoutume ainsi à jouer avec son mal, et non pas à le guérir: Satisfactio morbi non liberatio. » Les païens eux-mêmes, ces grands hommes, insultés naguère dans nos écoles de morale étroite et de rhétorique mesquine, ils recommandaient, et de toutes leurs forces, que l'on ne menât les jeunes gens au théâtre que lorsqu'ils seraient assez forts pour contempler, sans danger pour eux-mêmes, le spectacle de ces désordres: Cùm res fuerint in tuto! Le beau remède, en effet, aux fêtes de l'amour et aux charmantes folies de la jeunesse, que de se mettre à se moquer et à rire. « Pour moi, disait saint Jérôme, je tiens l'adultère en plus grande estime que ces prétendus moralistes, et je soutiens que, rien qu'à le voir, on apprend à le commettre Discitur adulterium dum videtur! Est-ce qu'un poëte a jamais préféré le vice honteux au vice aimable? Ils savent trop bien leur métier, les poëtes dramatiques surtout, qui sont obligés de plaire aux instincts, aux passions, aux penchants de la multitude, et qui savent que, surtout dans l'art de la comédie, il arrive souvent que celui-là ne prouve rien, qui veut trop prouver.

Comptez aussi, et pour beaucoup, pour ces mauvais résultats (en bonne comédie et en bonne morale) de l'art dramatique, l'intervention directe de la comédienne et du comédien, dans ces fables et dans ces histoires qui enseignent à pécher 1.

Une fois cette intervention acceptée, on ne sait plus où s'arrête cette contagion de l'esprit, de l'amour et du hasard....... « Enervis histrio, dum amorem fingit infligit ! Vous voyez bien cet histrion qui joue la femme, il copie à ravir les passions impudiques, et ce mensonge aussitôt devient un feu terrible dans l'âme de l'auditoire. » Ainsi parlait un païen converti, un avocat de Rome devenu chrétien, Minutius Félix! — Avant lui, Sénèque avait dit : << Point de milieu, il faut haïr ce qui se passe dans la comédie ou

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il faut l'imiter! » Necesse est oderis aut imiteris. Alors, comme en ceci l'imitation est plus agréable et plus facile que la censure, on ouvre assez volontiers son âme à ces corruptions décevantes, et le rire même est une introduction à ces plaisirs corrupteurs. « Tunc etiam per voluptatem facilius vitia surrepunt. » C'est encore du beau et bon Sénèque; il conclut ainsi qu'il n'y a rien de plus dangereux pour les bonnes mœurs que l'habitude et l'abus des spectacles1.

Lui-même, il l'avoue, et il raconte qu'au sortir de ces fètes de dommage, il rentrait dans sa maison, plus disposé à aimer l'argent, l'ambition, la luxure, qu'il ne l'était au moment d'en sor

tir,

- « Eh! que dis-je ? il me semble que je deviens plus cruel et moins accessible aux bons sentiments de l'humanité 2? »

Tels sont les obstacles, voilà les objections, et il nous eût semblé que nous trahissions un devoir en acceptant ces définitions complaisantes qui font de la comédie un utile enseignement, une leçon éclairée, une morale abondante, en dépit de ses origines: le vice, l'insolence, la violence et le besoin de nuire! De grands poëtes sont venus qui ont corrigé ces excès, je le veux bien, mais ils ont remplacé ces grossièretés, repoussantes à la longue, par un charme irrésistible à ce point que la comédie est devenue une force. Elle donne un choc à l'esprit, et de ce choc dangereux, l'esprit a peine à se remettre; il se souvient longtemps du spectacle animé de ces licences; il y revient complaisamment, il les médite, et c'est pourquoi Tertullien appelle le théâtre : l'Eglise du diable: Ecclesia diaboli! » On y va pour voir, on y va pour être vu; chacun s'y montre en ses plus exquises magnificences. Comment donc, en ces luttes de l'espérance et du désir, se défendre de ces sensualités corruptrices, de ces liens du cœur, plus durs que la plus dure des prisons? Omni custodiâ serva cor tuum!

Oui, mais plus grand et plus rare est le danger, plus rare aussi et plus charmante est la poésie habile à produire ce danger des esprits éclairés, des âmes impatientes, des imaginations avides de tout savoir. C'est un art exquis, savez-vous, cet art qui soulève

1. Nihil vero est tam damnosum bonis moribus, quam in aliquo spectaculo dissidere!

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2. Avaritior redeo, ambitiosior, luxuriosior, imo vero crudelior et immanior!

tant de méfiances, et depuis tant de siècles; cet art également odieux aux philosophes païens et aux sages chrétiens; odieux à Tertullien, à Sénèque, à saint Jérôme, à Bossuet. Ces dangers même et ces excommunications fréquentes se tournent en louange pour ceux qui mettent la poésie avant toutes choses, et qui placent l'art suprême, au suprême honneur! — Il faut donc, se dit-on, que cet art dramatique ait en lui-même une puissance énorme, pour agiter à ce point les philosophes, les moralistes, les législateurs, les spectateurs et la critique? Alors, et malgré soi, l'on s'incline en présence de ces grandes œuvres, justement parce qu'elles sont les œuvres les plus dangereuses de l'esprit humain !

Revenons au maître, à Molière, et pardonnez-moi ces dissertations par lesquelles je tâche de réunir les diverses parties de ce travail que je voudrais rendre utiles aux écrivains à venir, afin de compenser le peu de renommée que j'en espère pour moi-même. « Il ne faut pas dédaigner les rhétoriques, disait l'archevêque de « Cambrai; une bonne rhétorique serait bien au-dessus d'une << grammaire, et de tous les travaux bornés à perfectionner une << langue. Celui qui entreprendrait cet ouvrage y rassemblerait << tous les beaux préceptes d'Aristote, de Cicéron, de Quintilien, << de Lucien, de Longin et des autres célèbres auteurs. Leurs « textes qu'il citerait, seraient les ornements de son livre. En ne << prenant que la fleur de la plus pure antiquité, il ferait un ouvrage « exquis et délicieux. »>

LE JOUR DU FEUILLETON.

L'ÉCOLE DES FEMMES.

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MADEMOISELLE DOZE.

Nous étions donc réunis tous les trois, chacun de nous rêvant à quelque tristesse cachée; dans la cheminée le feu était vif, au ciel le soleil était pâle; le dimanche jetait son froid et son silence dans la ville. Allons, leur dis-je, vous êtes heureux, vous autres, chantez ou rêvez à votre aise; moi, il faut que je raconte mon histoire de chaque semaine. A l'instant même je me mis à l'œuvre, et sur la page blanche j'écrivis le titre de mon nouveau chapitre. C'est une fort bonne précaution que j'indique à tous les écrivains de feuilleton à venir; pendant que vous écrivez lentement ces formules banales, vous avez le temps d'arranger dans

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