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là règne et gouverne; depuis que la comédie a cessé de faire sa pâture des gens de robe, cet avocat a relevé son cœur et sa tête. Il est pauvre, il est fier. Il n'a plus besoin de fortune à présent, pour être considéré. La parole est plus qu'une fortune, c'est une royauté. Déjà, il comprend confusément qu'une destinée s'ouvre devant lui, une destinée politique; on dirait un nouveau débarqué de la Gironde, tant il est calme et sûr de son fait. C'est une scène magnifique. Alceste et cet avocat sont en présence, et ils s'étonnent de se trouver, si convenables l'un à l'autre, et si honnêtes gens! A l'instant même, ces deux hommes, l'un roturier de l'ancienne Cour, l'autre gentilhomme du Tiers-État, s'entendent et se comprennent. Déjà, il ne s'agit plus entre l'avocat et son client de l'affaire d'Alceste; il s'agit d'une affaire bien plus grave pour l'un et pour l'autre, il s'agit d'un homme dont la ruine est immanquable, si l'on ne vient pas à son secours.

Mais cet homme, menacé par un fripon, où le prendre, où le trouver? qui est-il? Il y a péril en la demeure! La scène est si belle, que Fabre d'Églantine oublie, un instant, sa déclamation et son emphase habituelles.

Il faut alors qu'Alceste ait recours à Philinte; il y a recours en effet, avec l'abandon des belles âmes. C'est à ce moment que se montre Philinte dans tout son horrible égoïsme. Comment! lui, Philinte, venir au secours d'un inconnu, d'un imbécile qui s'est laissé voler six cent mille francs! D'ailleurs un philosophe n'a-t-il pas soutenu que tout était bien, et Philinte n'est-il pas un grand philosophe? Philinte est bien triste à entendre parler ainsi, mais vous savez que ce n'est pas le Philinte de Molière, que c'est le Philinte de Jean-Jacques Rousseau et de Fabre d'Églantine. Une fois accepté, le caractère de ce nouveau Philinte est admirablement tracé. Pas un mot qui ne porte une honte; pas un sentiment qui ne soit une bassesse, et pas une opinion qui ne soit l'opinion d'un intrigant. Plus ce Philinte est un homme vil, et plus Alceste s'emporte et se courrouce, et plus il prend en pitié le malheureux inconnu que menacent, de toutes parts, la sensibilité, l'humanité, la tolérance et les raisonnements de tant d'égoïstes. Mais soudain, et par une péripétie très-naturelle, très-vraisemblable et très

auront bientôt pour clients le roi et la reine de France, M. de Sèze et M. Chauveau-Lagarde.

inattendue, la scène change. O surprise! ce Philinte, cet égoïste, cet homme si tranquille et si calme, qui a réduit en système le 'nil admirari du poëte, cet homme qui s'intrigue et se ménage, comme dit Boileau, le voilà qui sort de son repos, il éclate, il est hors de lui-même. Qu'est-il donc arrivé?

Moins que rien notre homme, notre quiétiste vient de découvrir que cet homme ruiné, dont la ruine le faisait rire, c'est luimeme! Cet homme volé, c'est lui! cet homme què défendait Alceste, et qu'il n'a pas voulu secourir, c'est lui, Philinte, comte de Valencey! Voilà une belle scène et bien amenée, et bien împrévue, et bien entière, et vivement rendue. On eût offert cette scène à Molière, que Molière eût répondu : J'accepte!

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<<< Au reste, s'était écrié Jean-Jacques Rousseau avant Fabre << d'Eglantine, ils sont tous ainsi faits, ces gens si paisibles sur les «< injustices publiques! Ils ressemblent à cet Irlandais qui ne << voulait pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. - La <<< maison brûle! lui criait-on. Que m'importe! répondait-il, je << n'en suis que le locataire. A la fin, le feu pénétra jusqu'à lui. «< Aussitôt, il s'émeut, il court, il s'agite, il commence à com<< prendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on <«< habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas. »

Mais cette fois encore, le noble caractère d'Alceste ne se dément pas. Philinte est malheureux, Alceste l'embrasse. Philinte sera jeté en prison s'il ne donne caution; - Alceste répond pour Philinte, en présence d'un agent et cet agent l'arrête, quand il entend le nom d'Alceste. Alceste, à force de vertu inquiète et turbulente, est brouillé avec toutes les justices. Cette scène de l'huis. sier qui signifie l'exploit à Philinte est tout à fait la scène de Tartufe, c'est l'huissier Loyal de Molière; seulement Molière, ce grand maître, a fait venir l'huissier Loyal à la dernière scène du dernier acte; Fabre d'Églantine introduit son huissier au quatrième acte; mais l'admirable péripétie de l'acte précédent a été si grande qu'on ne s'aperçoit pas de ces lenteurs.

Vous savez le reste. Philinte au désespoir monte en carrosse pour aller supplier le ministre à Versailles. Mais que peut faire le ministre ? Déjà la comédie, (même la comédie !) ne reconnaît plus au pouvoir le droit de lier ou de délier à son gré; le pouvoir est soumis à la justice. Nous sommes sous le règne, non plus des

ministres, mais des avocats; il n'est plus là le prince ennemi de la fraude, assez puissant, pour briser de sa volonté souveraine, le contrat inique qui donne les biens de M. Orgon à Tartufe; il faut maintenant que la victime se protége et se défende elle-même, dans les formes: le ministre n'y peut rien Heureusement, Alceste a du cœur; il est éloquent comme Mirabeau ; il parle aux juges et il est écouté; il arrache à ce vil faussaire le billet qui ruinait Philinte; il sauve Philinte de sa ruine, et lui-même il se sauve de la prison. Alors, une fois vainqueur, et quand son ancien ami est tiré du danger, Alceste commence sa harangue; il accable de son mépris et de ses reproches ce vil Philinte, l'indigne mari de cette noble Éliante, ce mauvais homme qu'il a sauvé de sa ruine et qui, pendant toute la pièce, n'a pas une bonne pensée dans le cœur!

Oui, c'est là, sinon une belle comédie, au moins un beau drame. Oui, c'est là une vive colère, un généreux enthousiasme, une violente et intéressante déclamation. La tête qui a conçu cette lutte de l'égoïste et de l'homme dévoué, n'était pas une tête vulgaire. On a répété, bien souvent, que la pièce est mal écrite, et je trouve qu'on a été sévère. Sans doute, ce n'est point le style de Molière; mais quel poëte comique a écrit comme Molière? Ce n'est pas non plus le vers étincelant, pétillant et facile de Regnard; mais le style du Philinte réussit par d'autres qualités. Il entraine, il est chaleureux, il est abondant, il est rempli des défauts et des qualités de son époque; on comprend que l'homme qui écrivait ainsi avait, à un haut degré, la conscience de sa force et de son importance: or, ce sont là des qualités trop rares, surtout dans la comédie moderne, pour qu'on soit le bienvenu à s'armer de la Grammaire et du Dictionnaire de l'Académie contre un philosophe tel que Fabre d'Églantine.

CHAPITRE III.

Voilà comment tiennent, l'une à l'autre, ces œuvres fameuses de la comédie; un lien secret réunit à Molière, au maître absolu de ce grand art, toutes les comédies qui ont été faites après lui, et de même que Longin appelait le théâtre d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle: le Relief des Festins d'Homère, on pourrait appeler les comédies qui ont suivi l'Avare, les Femmes savantes, le Misantrope et l'École des Femmes, le relief des soupers de de la petite maison d'Auteuil. De cette comparaison entre les œuvres de la même famille, un grand intérêt peut surgir, celle-ci éclairant celle-là, en même temps que les unes et les autres obéissent aux mêmes lois du goût, de l'esprit et du bon sens.

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Plus vous étudierez les maîtres et les disciples venus après eux, — pater et juvenes patre digni, et plus vous trouverez qu'ils obéissent au même art poétique, où il est enseigné que la poésie est une imitation des actions, des paroles et des mœurs de nos semblables; que cette imitation, pour être exacte et fidèle doit être conforme aux mœurs et aux usages des temps dont on parle, et que c'est justement dans la juste expression des caractères que les poëtes font paraître cet art de l'imitation qui est un art si charmant, lorsqu'il est fidèle et complet; même le mensonge est agréable s'il a les apparences de la vérité.

Que disons-nous? l'intérêt et la pitié du spectateur, si telle est la

volonté d'un poëte tout-puissant, vont se porter même sur le vice et même sur le crime, à condition qu'ils seront mélangés d'une certaine dose d'honnêteté et de vertu. Ajoutez à ces habiletés merveilleuses, l'harmonie et l'éclat de la parole, la grâce et la force du langage, la véhémence de la passion, l'intérêt de l'action coupée avec art, et cette heureuse façon d'amonceler, sur un point donné, tous les mérites du héros de la comédie ou du drame, à condition que tous ces mérites si divers, se feront sentir, en même temps et tout à la fois. Plus delectant omnia quam singula, si possint sentiri omnia! C'est une remarque ingénieuse et vraie à coup sûr, d'un très-habile élève des écoles d'Athènes, qui s'appelle saint Augustin. Quant aux diverses parties de l'œuvre poétique, il vous sera facile de les reconnaître, à savoir : la proposition, le nœud, le dénouement, l'imprévu, la difficulté, le retard, la péripétie au moment où tout est perdu... où tout est sauvé.

Cette dernière action de l'action, pour ainsi dire, a fait dans le théâtre moderne, un pas immense, un trop grand pas, puisque aussi bien il n'y a plus, au delà, que l'abîme. Essayez, par exemple, en fait d'étonnements et de surprises, d'aller plus loin que la Tour de Nesle et les drames de M. Bouchardy.

Les anciens, nos maîtres en toutes choses, étaient des enfants, comparés à ce M. Bouchardy, qui est dans son genre un géant aux pieds d'argile, et l'on se demande comment il a fait pour reconnaître, lui-même, au fond des cinq actes où ils s'agitent et se débattent en poussant leurs gloussements, les divers personnages de Christophe le Suédois? Les poetes grecs, en pareille occasion, et lorsqu'ils voulaient se reconnaître au milieu des divers membres de plusieurs familles, avaient soin de marquer d'un certain signe le genre et l'espèce : ainsi tous les Séleucides étaient marqués d'une ancre, imprimée sur la cuisse gauche. On rirait bien, de nos jours, de cette précaution dramatique des Séleucides, et comme on se moquerait de cette loi du drame antique qui exigeait que l'on fit grâce au spectateur de certaines actions déshonnêtes ou criminelles, également offensantes à la conscience et à l'honnêteté publiques. « Nec pueros coram populo Mædea trucidet. »

De ces changements divers dans la comédie et dans le drame, la critique aura grand soin de tenir compte et d'en signaler les

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