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étalée avec art, un barbarisme à cette langue inspirée, un geste, un rire, un accent, un défaut, une misère, à cette machine savante et bien faite qui, faute de cette humble correction, allait se heurter contre toutes sortes d'écueils. Non, la critique n'a pas la prétention de tout voir, de tout savoir, de tout revoir, de tout arranger, de tout corriger, de carreler et de décarreler toutes les pièces de chaque maison..... Elle se contente à moins de frais; elle se contente d'écraser, d'un mot, certaines hontes qui surgissent de temps à autre au milieu du labeur littéraire; elle se contente d'éclairer de quelque lumière inespérée, certaines beautés trèsrares et très-charmantes qui tout de suite attirent l'attention, la reconnaissance et les respects de ce petit nombre d'honnêtes gens que le poëte appelle un public. Voilà toute l'ambition du véritable critique ; il demande un seul moment de puissance, et le lendemain il va se remettre à l'oeuvre afin de tenter, sur nouveaux frais, une nouvelle aventure, au bout de huit jours!

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De plus gros messieurs que nous se sont contentés de cette façon de vivre au jour le jour, au hasard, du goût et de l'esprit public. << Voyez-vous, monsieur, disait Malherbe à Racan, lorsque nous nous serons donné bien longtemps toutes ces peines, s'il est question de nous quand nous serons morts, on dira : Voilà-t-il pas des gens bien avisés; ils ont perdu leur vie à aligner des syllabes; ils se sont privés de toute ambition, de tout plaisir, dans l'espérance de commander despotiquement au langage, et d'arranger les mots d'une façon bienséante ! A coup sûr, voilà une belle existence pour des hommes sensés! Aussi bien, il n'y a que des êtres privés de raison qui se puissent condamner à un pareil labeur, au lieu de tenter la fortune, ou tout au moins de se donner du bon temps. »

Et Racan répondait à son ami: << Je continue à écrire, incapable de faire autre chose. » Puis ils sont morts, contents l'un et l'autre, de leur chétivité.

Exemple à suivre, afin que chacun suive sa voie et ne demande à l'art qu'il exerce, que la chose même que son art peut rapporter. Malherbe et Racan ont laissé un nom et quelques beaux yers, ils auraient tort de se plaindre, et tel qui aura vécu et travaillé plus longtemps, s'estimerait heureux de laisser une stance, un quatrain, un distique. C'est la loi de l'art d'écrire. Il faut s'attendre

à tout, et même à l'oubli. Que de grands joueurs de violon, que d'illustres pianistes, que de chanteurs qui sont devenus..... une ombre, un nom, un écho! M. Baillot est mort, Paganini est mort, Schopin est mort, la Ma'ibran expirée en plein triomphe..... il en reste... quoi? C'étaient cependant de grands artistes, des artistes sincères, convaincus, pleins de transes, pour eux-mêmes, et de passions pour les autres; l'admiration les suivait; la foule heureuse de les entendre obéissait à leur génie; on leur a dressé de leur vivant, des arcs de triomphe, et le monde entier leur a donné des serénades. Bientôt, une heure arrive, une heure su. prême, le violon échappe à ces mains débiles, le souffle manque à celte poitrine en feu; de cette extrême renommée, et de cette gloire idéale, à peine si la deuxième génération conserve un vague souvenir. Tout s'est éclipsé, évanoui, anéanti! Et tu voudrais te plaindre, ô critique! à l'heure où il t'est permis de ramasser dans ces poussières, dans ce néant, dans ce vide, quelques méchants fragments de ton esprit d'autrefois!

Malheur à qui s'attriste, et mal conseillé qui se plaint de la cruauté des temps. Tu étais écouté naguère, tu étais suivi, tu étais une fête, un enseignement, un conseil, et la foule attendait ton indication avant de poursuivre son chemin. Ostendit ni Deus ipse viam! Eh bien! cette foule obéissante a disparu dans tes sentiers, elle est morte, et tu voudrais vivre plus longtemps qu'elle, et tu ferais de ton agonie, un enfantement, pareil à l'enfantement de la lionne qui engendre ses petits en rugissant! Tu as régné sur une humble parcelle du monde intelligent, tu as régné, contrairement à ces tyrans dont parle Tacite ', plutôt par le raisonnement que par la contrainte, et maintenant que ton règne est fini, tu te mets à regretter ton usurpation! C'est injuste cela, et c'est absurde. A chacun son règne, à chacun son sceptre; la comédie a ses causes, la critique a les siennes; pas un livre et pas une censure de ce livre qui n'eût sa raison d'être. Tu te plains que ton fameux feuilleton de la semaine passée ait déjà pris son rang parmi les choses expirées... de quel droit serais-tu plus heureux qu'un prince même du sang royal de France, le prince de Conti, qui a publié, lui aussi, un Traité de la comédie et des spectacles

1. In multitudine regenda plus pœna quam obsequium valet.

que ni toi ni les tiens vous n'avez lu? L'oubli c'est la règle, et le souvenir c'est l'exception. Une page oubliée au fond d'un journal devenu le jouet de la rage des vents, est-ce une si grande infortune lorsque tant de poëmes n'ont pas trouvé un acheteur?

Au moins, cette page errante à travers les caprices de la ville et les oisivetés de la province a vécu, ne fùt-ce qu'une heure; elle a rencontré au moins un lecteur; elle a servi, peut-être, tout un jour à la conversation, aux commentaires, à l'oisiveté des salóns parisiens; parfois même, au fond des villes les plus lointaines, elle s'est fait jour dans quelque esprit novice; ou bien quelque cité curieuse a voulu savoir ce que disait cette page enfouie aujourd'hui dans l'abîme, et alors cette mauvaise petite feuille, jetée aux ronces du chemin, a vécu en allemand, en anglais, en quelque langue étrangère qui lui donnait une grâce inattendue, une force inespérée. Est-ce mourir cela?

Est-ce donc mourir, tout à fait, si plus d'un cœur, à vous lire, a battu plus vivement; si plus d'une idée endormie au fond du cerveau réjoui, s'est éveillée en chantant; si ce malheureux s'est trouvé consolé; si ce misérable s'est senti châtié; si la comédie, errante dans les nues du journal de chaque jour, s'est abattue en son vrai champ de bataille? Est-ce mourir si, même après dix ans, un seul homme se rappelle ce grand cri qui l'a frappé?

Non, rien ne meurt complétement de ce qui a vécu, ne fût-co qu'un jour, une heure, une instant; une fois que la trace est laissée au fond de l'âme humaine, essayez de l'effacer, soudain la voilà ravivée, et elle reparaît plus puissante, semblable à cette statue oubliée au fond de l'Océan; le flot qui l'emporta la rapporte, et chacun la reconnaît, en dépit des tempêtes dont elle fut si longtemps le jouet.

MOLIÈRE.

HISTOIRE DE LA PEPRÉSENTATION DE TARTUFE.
L'ANATHÈME DE BOSSUET.

S'il vous plaît, entrons maintenant, d'un pas résolu, dans ce vaste espace à travers lequel il faut passer nécessairement avant d'arriver au théâtre moderne, à l'art d'aujourd'hui, aux efforts de la veille, aux espérances du lendemain. Le vestibule! Il faut respecter le vestibule, a dit un critique; il faut étudier les maîtres,

avant d'aller aux disciples; il faut prouver que l'on sait aimer, comprendre et admirer certaines beautés des chefs-d'œuvre, si l'on veut, plus tard, conquérir le droit de critiquer les œuvres qui viennent à la suite. Admirez Molière, avant tout, et de toutes vos forces, et M. Scribe acceptera volontiers votre critique loyale et sympathique. Enfin l'accent même de la critique, à chaque époque où elle se doit renouveler, se renouvelle au juger et au toucher de ces belles œuvres, qui sont restées l'honneur et le respect de l'esprit humain. « Je voudrais bien y être dans vingt ans, disait Fontenelle, pour savoir ce que ça deviendra! »

Fontenelle était peu ambitieux, même dans ses vœux les plus hardis. Vingt ans, ce n'est pas assez pour accomplir une révolution littéraire, dans un pays comme la France, plus fidèle à ses poëtes qu'à ses rois. En vingts ans la France accomplira au besoin toute une révolution, mais qu'est-ce que vingt ans pour savoir ce que deviendra l'art, le goût, la passion, le plaisir, le charme, l'esprit de ce grand peuple de France? Fontenelle était mort depuis deux fois vingt ans que M. de Laharpe, en pleine chaire d'humanités à l'usage des petits messieurs et des petites dames du Lycée, dissertait, tout un jour, pour savoir si l'Otello français, Orosmane, est plus malheureux quand il a tué Zaïre amoureuse et fidèle, que lorsqu'il doute de Zaïre inconstante? On a perdu de belles heures à débattre ces grandes questions, et voilà pourtant ce que Fontenelle aurait vu chez nous s'il avait vécu cent trente et un ans! Convenez cependant que ce n'était pas la peine de vivre si longtemps, pour si peu.

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« Il faut d'abord séparer la tragédie d'avec la comédie, a dit << un maître; l'une représente les grands événements qui excitent <<< les violentes passions, l'autre se borne à représenter les hommes << dans une condition privée, ainsi elle doit prendre un ton moins << haut que la tragédie. » Il ajoute, et cette louange a bien son prix dans cette bouche éloquente. « Il faut avouer que Molière « est un grand poëte comique. Je ne crains pas de dire qu'il a << enfoncé plus avant que Térence, dans certains caractères. Il a «< embrassé une plus grande variété de sujets. Il a peint par des << traits forts, tout ce que nous voyons de déréglé et de ridicule. « Térence se borne à représenter des vieillards avares et ombra« geux, de jeunes hommes prodigues et étourdis, des courtisanes

<< avides et impudentes, des parasites bas et flatteurs, des esclaves <«< importuns et scélérats. Ces caractères méritaient sans doute << d'être traités suivant les mœurs des Grecs et des Romains. De <«< plus, nous n'avons que six pièces de ce grand auteur..... Mais << enfin, Molière a ouvert un chemin tout nouveau ; encore une « fois, je le trouve grand. >>

Qui parle ainsi? un père de l'Église; et mieux qu'un père de l'Église; lui-même, Fénelon, l'auguste archevêque de Cambrai '.

M. de Fénelon dit encore (nous voulons tout citer, ne fût-ce que pour contre-balancer quelque peu notre admiration profonde pour le génie et le talent de Molière): — << En pensant bien, il parle mal. « Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. << Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce <«< que Molière ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui << approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses << vers. Il est vrai que la versification française l'a gêné; il est vrai « même qu'il a mieux réussi dans l'Amphitryon, où il a pris la << liberté de faire des vers irréguliers. Mais en général, il me « paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement <«< pour exprimer toutes les passions.

« D'ailleurs, il a outré souvent les caractères; il a voulu par « cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les << moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoi« qu'on doive marquer chaque passion par un plus fort degré et << par les traits les plus vifs, pour en mieux montrer l'excès et <«< la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'aban« donner le vraisemblable. Ainsi, malgré l'exemple de Plaute, «< où nous lisons: da tertiam! je soutiens contre Molière, qu'un << avare qui n'est point fou, ne va jamais jusqu'à vouloir regarder << dans la troisième main de l'homme qu'il soupçonne de l'avoir « volé.

« Un autre défaut de Molière que beaucoup de gens d'esprit « lui pardonnent, et que je n'ai garde de lui pardonner, est qu'il a «< donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et

1. Réflexions sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire, ou Mémoires sur les travaux de l'Académie Française, à M. Dacier, secré taire perpétuel de l'Académie, par feu M. de Fénelon, archevêque de Cambray.

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