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Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux d'avoir comparé Voiture à Horace La réputation de Voiture a dû tomber, parce qu'il n'est presque jamais naturel, et que le peu d'agréments qu'il a sont d'un genre bien petit et bien frivole Mais il y a des choses si sublimes dans Corneille, au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu'il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu'on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien. Je sais, monsieur, que le public ne connaît pas encore assez tous les défauts de Corneille, il y en a que l'illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés. Il n'y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose, le public commence toujours par être ébloui On a d'abord été ivre des Lettres persanes dont vous me parlez. On a négligé le petit livre de la Décadence des Romains, du même auteur; cependant je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne dans ce bon livre d'abord méprisé, et font assez peu de cas de la frivole imagination des Lettres persanes, dont la hardiesse, cn certains endroits, fait le plus grand mérite. Le grand nombre des juges décide, à la longue, d'après les voix du petit nombre éclairé; vous me paraissez, monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre. Je suis fâché que le parti des armes, que vous avez pris, vous éloigne d'une ville où je serais à portée de m'éclairer de vos lumières; mais ce même esprit de justesse qui vous fait préférer l'art de Racine à l'intempérance de Corneille, et la sagesse de Locke à la profusion de Bayle, vous servira dans votre métier. La justesse sert à tout. Je m'imagine que M de Catinai aurait pensé comme vous.

J'ai pris la liberté de remettre au coche de Nancy un exemplaire que j'ai trouvé d'une des moins mauvaises éditions de mes faibles ouvrages, l'envie de vous offrir ce petit témoignage de mon estima l'a emporté sur la crainte que votre goût me donne J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre, etc.

LA FONTAINE ET MOLIÈRE

A. M. DE VAUVENARGUES

Versailles, le 7 janvier 1745.

Le dernier ouvrage 1 que vous avez bien voulu m'envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goût, dans un siècle où tout me semble un peu peint, et où le faux bel-esprit s'est mis à la place du génie.

Je crois que si on s'est servi du terme d'instinct pour caractériser

1. Reflexions critiques sur divers auteurs.

La Fontaine, ce mot instinct signifiait génie, Le caractère de ce bon homme était si simple, que dans la conversation il n'était guère au-dessus des animaux qu'il faisait parler', mais, comme poète, il avait un instinct divin, et d'autant plus instinct qu'il n'avait que ce talent L'abeille est admirable, mais c'est dans sa ruche; hors de là, l'abeille n'est qu'une mouche.

J'aurais bien des choses à vous dire sur Boileau et sur Molière. Je conviendrais sans doute que Mclière est inégal dans ses vers, mais je ne conviendrais pas qu'il ait choisi des personnages et des sujets trop bas. Les ridicules fins et déliés dont vous parlez ne sont agréables que pour un petit nombre d'esprits déliés. Il faut au public des traits plus marqués De plus, ces ridicules si délicats ne peuvent guère tournir des personnages de théâtre. Un défaut presque imperceptible n'est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans lesquelles il entre de la passion, qui soient propres à l'intrigue. Il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d'autant plus frappé de cette vérité, que je suis actuellement occupé d'une fête pour le mariage de M. le Dauphin, dans laquelle il entre une comédie, et je m'aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au théâtre. C'est cette fête qui m'empêche d'entrer avec vous, monsieur, dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées; mais rien ne m'empêche de sentir le plaisir qu me don

ment les vôtres.

Je ne prêterai à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier, Je ne pus refuser le premier à une personne digne d'en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage, en jaisant des admirateurs, a fait nécessairement des indiscrets. L'ouvrage a couru. Il est tombé entre les mains de M. de La Bruère, qui, n'en connaissant pas l'auteur, a voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce M. de La Bruère est un homme de mérite et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez. Il n'aura pas toujours de pareils présents à faire au public. J'ai voulu en arrêter l'impression, mais on m'a dit qu'il n'en était plus temps. Avalez, je vous en prie, ce petit dégoût, si vous haïssez la gloire.

Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit si vrai, si naturel. si facil: et quelquefois si sublime. Qu'il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez-moi une amitié que vous devez à celle que vous m'avez inspirée, Adieu, monsieur Je vous embrasse tendrement,

UNE RECOMMANDATION

A M. LE BARON D'ESPAGNAC

A Ferney, 9 mai 1777

Monsieur, ces jours passés je rencontrai Eustache Prévôt, dit La Flamme, l'un des invalides que vous avez eu la bonté de me donner.

Il me dit qu'il était presque aveugle; je lui répondis que je ne voyais pas trop clair. Il ajouta qu'il était très malade; je lui répliquai que j'étais tombé en apoplexie il y a près de deux mois, comme cela n'est que trop vrai. Il m'avoua, en soupirant, qu'il était cassé de vieillesse; je lui fis confidence que j'avais quatre-vingt-trois ans. Enfin il me conjura d'obtenir de vous que vous daignassiez l'admettre parmi les invalides de votre Hôtel. Il me protesta qu'il voulait avoir la consolation de mourir sous vos lois et sous vos yeux. Je vous demanderais la même grâce pour moi; mais il faut donner la préférence à un vieux soldat qui a essuyé plus de coups de fusil que je n'en ai jamais tiré à des lapins.

Permettez donc que je vous présente ma requête pour La Flamme, qui me paraît en effet un peu éteinte. Ajoutez cette grâce à toutes celles dont vous m'avez honoré, et soyez persuadé du respect, de l'attachement et de la profonde estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.

LA BÉNÉDICTION

A M. TRONCHIN

A Paris, 17 février 1778.

Le vieux malade sera fort aise de pouvoir entretenir un moment M. Tronchin, avant de prendre congé de la compagnie.

Il a vu M. Franklin, qui lui a amené son petit-fils, auquel il a dit de demander la bénédiction du vieillard. Le vieillard la lui a donnée en présence de vingt personnes, et lui a dit ces mots pour bénédiction: « Dieu et Liberté! »>

MONTESQUIEU

Ch. de Secondat, baron de Montesquieu, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689. Dès ses premières années, il sentit un goût dominant pour l'étude. Il a dit lui-même qu'il n'avait jamais éprouvé de chagrin dont une heure de lecture sérieuse ne l'eût consolé. Il fut reçu conseiller au parlement de Bordeaux en 1714, et y était président à mortier deux ans après, par la mort d'un de ses oncles, qui lui laissa sa charge et ses biens. En 1721, il lança dans le monde un ouvrage anonyme, les Lettres Persanes, mordante satire des ridicules vrais ou supposés

de la société européenne, qui parvint du premier coup à la popularité. Cinq ans après, en 1726, il se démit de sa charge pour se livrer tout entier à l'étude. En 1728 il entra à l'Académie française. Après avoir employé plusieurs années à visiter la plus grande partie de l'Europe, étudiant les mœurs et les institutions des peuples, il se retira dans son château de la Brède, où il écrivit ses deux plus grands ouvrages, les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, publiées en 1734, et l'Esprit des lois, qui parut en 1748. Après la publication de l'Esprit des lois, Montesquieu prit part à la rédaction de l'Encyclopédie, pour laquelle il écrivit l'Essai sur le goût. Il mourut à Paris, le 10 février 1755, à l'âge de soixantesix ans.

Principales éditions des OEuvres de Montesquieu : Londres, 1767, 3 vol. in-4; Paris, Plassan, 1796, 5 vol. gr. in-4; de M. Auger, Paris, Lefèvre, 1816, 6 vol. in-8; Paris, Dalibon, 1827, 8 vol. in-8; Paris, De Bure, 1827, gr. in-8, compact.

Enfin l'édition Didot, 1 vol. in-4, avec notes de tous les commentateurs, et l'édition toute récente de M. E. Laboulaye, Paris, 1875-1879, 7 vol. in-8.

Éloge de Montesquieu, couronné par l'Académie française, par Villemain: Paris, Didot, 1816, in-4.

Voir aussi Ernest Bersot, Études sur le XVIIIe siècle, 1855, 2 vol. in-18, et Vian, Histoire de Montesquieu, 1878.

CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE DES ROMAINS

Le génie observateur de Montesquieu, sa méthode essentiellement historique, se révèlent dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. C'est l'Esprit des lois essayé sur un seul, mais sur un grand et admirable peuple, avant d'être appliqué à l'humanité tout entière. Le sujet était heureusement choisi. La destinée de Rome présente les évolutions d'une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement qui ne permet pas d'attribuer au

hasard la fortune de cette glorieuse ville Bossuet lui-même, dans l'Histoire universelle, malgré son parti pris de rapporter tous les événements à l'intervention surnaturelle de Dieu, ne peut s'empêcher d'expliquer les progrès de cette puissance par la force des institutions et le génie des hommes Montesquieu n'a eu qu'à marcher sur ses traces. Saisissant les grands principes qu'avait posés son illustre prédécesseur, il les a en quelque sorte renouvelés par l'intelligence profonde des détails. Sans doute la critique historique a jeté de nos jours de nouvelles lumières sur les premiers siècles de Rome; sans doute l'expérience de la vie politique et des agitations populaires a été pour les hommes du dix-neuvième siècle un commentaire de l'antiquité qui manquait aux plus grands génies des âges précédents, toutefois, si l'on considère la sagacité qui rapproche et interprète les documents qu'elle possède, le talent d'artiste qui distribue et mélange la lumière pour placer chaque vérité suivant les lois de la perspective, la précision élégante, privilège de la vraie richesse, le style en un mot, le don de faire un livre, de frapper les faits extérieurs à l'empreinte de son esprit et de sa pensée, nul, dans l'histoire de Rome, n'a encore surpassé Montesquieu, si ce n'est Bossuet.

PARALLÈLE DE ROME ET DE CARTHAGE

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenaient que par la vertu, et ne donnaient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république L'avantage d'un État libre est que les revenus y sont mieux administrės; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un Etat libre est qu'il n'y a point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois y sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince, qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État, a le plus d'intérêt à sa conservation.

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