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éclatèrent; plusieurs bandes se répandirent dans la Cité, célébrant à grands cris leur victoire; d'autres se retirèrent silencieusement, pleins de doute et d'inquiétude sur la justice du vœu qu'ils venaient de voir accompli.

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MORT DE CHARLES Ier

Après quatre heures d'un sommeil profond, Charles sortait de son lit « J'ai une grande affaire à terminer, dit-il à Herbert, il faut que je me lève promptement »; et il se mit à sa toilette. Herbert troublé le peignait avec moins de soin : « Prenez, je vous prie, lui dit le roi, la même peine qu'à l'ordinaire, quoique ma tête ne doive pas rester longtemps sur mes épaules; je veux être paré aujourd'hui comme un marié. » En s'habillant, il demanda une chemise de plus « La saison est si froide, dit-il, que je pourrais trembler; quelques personnes l'attribueraient peut-être à la peur: je ne veux pas qu'une telle supposition soit possible. » Le jour à peine levé, l'évêque arriva et commença les exercices religieux, comme il lisait, dans le xxvIIe chapitre de l'Évangile selon saint Matthieu, le récit de la Passion de Jésus-Christ : « Milord, lui demanda le roi, avez-vous choisi ce chapitre comme le plus applicable à ma situation? Je prie Votre Majesté de remarquer, répondit l'évêque, que c'est l'Évangile du jour, comme le prouve le calen drier. » Le roi parut profondément touché, et continua ses prières avec un redoublement de ferveur. Vers dix heures, on frappa doucement à la porte de la chambre. Herbert demeurait immobile : un second coup se fit entendre, un peu plus fort, quoique léger encore: <«< Allez voir qui est là, » dit le roi c'était le colonel Hacker. «Faites-le entrer, dit-il. Sire, dit le colonel à voix basse et à demi tremblant, voici le moment d'aller à Whitehall: Votre Majesté aura encore plus d'une heure pour s'y reposer. Je pars dans l'instant, répondit Charles; laissez-moi. » Hacker sortit: le roi se recueillit encore quelques minutes; puis, prenant l'évêque par la main : « Venez, dit-il, partons. Herbert, ouvrez la porte; Hacker m'avertit pour la seconde fois; » et il descendit dans le parc, qu'il devait traverser pour se rendre à Whitehall.

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Plusieurs compagnies d'infanterie l'y attendaient, formant une double haie sur son passage; un détachement de hallebardiers marchait en avant, enseignes déployées; les tambours battaient; le bruit couvrait toutes les voix. A la droite du roi était l'évêque; à la gauche, tète nue, le colonel Tomlinson, commandant de la garde, et à qui Charles, touché de ses égards, avait demandé de ne le point quitter jusqu'au dernier moment. Il s'entretint avec lui pendant la route, lui parla de son enterrement, des personnes à qui il désirait que le soin en fût confié, l'air serein, le regard brillant, le pas ferme, marchant même plus vite que la troupe, et s'étonnant de sa lenteur. Un des officiers de service, se flattant sans doute de le troubler, lui demanda s'il n'avait pas concouru, avec le feu duc de

Buckingham, à la mort du roi son père : « Mon ami, lui répondit Charles avec mépris et douceur, si je n'avais d'autre péché que celui-là, j'en prends Dieu à témoin, je t'assure que je n'aurais pas besoin de lui demander pardon. » Arrivé à Whitehall, il monta légèrement l'escalier, traversa la grande galerie et gagna sa chambre à coucher, où on le laissa seul avec l'évêque, qui s'apprêtait à lui donner la communion. Quelques ministres indépendants, Nye et Godwin entre autres, vinrent frapper à la porte, disant qu'ils voulaient offrir au roi leurs services: « Le roi est en prières, » leur répondit Juxon; ils insistèrent : « Eh bien! dit Charles à l'évêque, remerciez-les en mon nom de leur offre; mais dites-leur franchement qu'après avoir si souvent prié contre moi, et sans aucun sujet, ils ne prieront jamais avec moi pendant mon agonie. Ils peuvent, s'ils veulent, prier pour moi, j'en serai reconnaissant. » Ils se retirèrent le roi s'agenouilla, reçut la communion des mains de l'évêque, et se relevant avec vivacité : « Maintenant, dit-il, que ces drôles-là viennent; je leur ai pardonné du fond du cœur, je suis prêt à tout ce qui va m'arriver. » On avait préparé son dîner; il n'en voulait rien prendre : « Sire, lui dit Juxon, Votre Majesté est à jeun depuis longtemps, il fait froid; peut-être, sur l'échafaud, quelque faiblesse... Vous avez raison, » dit le roi; et il mangea un morceau de pain et but un verre de vin. Il était une heure: Hacker frappa à la porte. Juxon et Herbert tombèrent à genoux : « Relevez-vous, mon vieil ami, » dit le roi à l'évêque en lui tendant la main. Hacker frappa de nouveau; Charles fit ouvrir la porte « Marchez, dit-il au colonel, je vous suis. » Il s'avança le long de la salle des banquets, toujours entre deux haies de troupes; une foule d'hommes et de femmes s'y étaient précipités au péril de leur vie, immobiles derrière la garde, et priant pour le roi à mesure qu'il passait les soldats, silencieux eux-mêmes, ne les rudoyaient point. A l'extrémité de la salle, une ouverture, pratiquée la veille dans le mur, conduisait de plain-pied à l'échafaud tendu de noir; deux hommes se tenaient debout auprès de la hache, tous deux en habits de matelots et masqués. Le roi arriva, la tête haute, promenant de tous côtés ses regards et cherchant le peuple pour lui parler mais les troupes couvraient seules la place; nul ne pouvait approcher il se tourna vers Juxon et Tomlinson : « Je ne puis guère être entendu que de vous, leur dit-il; ce sera donc à vous que j'adresserai quelques paroles »; et il leur adressa en effet un petit discours qu'il avait préparé, grave et calme jusqu'à la froideur, uniquement appliqué à soutenir qu'il avait eu raison, que le mépris des droits du souverain était la vraie cause des malheurs du peuple, que le peuple ne devait avoir aucune part dans le gouvernement, qu'à cette seule condition le royaume retrouverait la paix et ses libertés. Pendant qu'il parlait, quelqu'un toucha à la hache; il se tourna précipitamment, disant : « Ne gâtez pas la hache, elle me ferait plus de mal. » Et, son discours terminé, quelqu'un s'en approcha encore : << Prenez garde à la hache! prenez garde à la

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hache! >> répétait-il d'un ton d'effroi. Le plus profond silence régnait il mit sur sa tête un bonnet de soie, et, s'adressant à l'exécuteur: « Mes cheveux vous gênent-ils? — Je prie Votre Majesté de les ranger sous son bonnet, »> répondit l'homme en s'inclinant. Le roi les rangea avec l'aide de l'évêque : « J'ai pour moi, lui dit-il en prenant ce soin, une bonne cause et un Dieu clément. — JUXON. Oui, sire, il n'y a plus qu'un pas à franchir, il est plein de trouble et d'angoisse, mais de peu de durée; et songez qu'il vous fait faire un grand trajet, il vous transporte de la terre au ciel. LE ROI. Je passe d'une couronne corruptible à une couronne incorruptible, où je n'aurai à craindre aucun trouble, aucune espèce de trouble; et se tournant vers l'exécuteur: « Mes cheveux sont-ils bien? » Il ôta son manteau et son Saint-George, donna le Saint-George à l'évêque en lui disant : « Souvenez-vous »; ôta son habit, remit son manteau, et, regardant le billot: « Placez-le de manière qu'il soit bien ferme, dit-il à l'exécuteur. - Il est ferme, sire. LE ROI. Je ferai une courte prière, et quand j'étendrai les mains, alors... » Il se recueillit, se dit à lui-même quelques mots à voix basse, leva les yeux au ciel, s'agenouilla, posa sa tête sur le billot : l'exécuteur toucha ses cheveux pour les ranger encore sous son bonnet, le roi crut qu'il allait frapper : « Attendez le signe, lui dit-il. — Je l'attendrai, sire, avec le bon plaisir de Votre Majesté. » Au bout d'un instant, le roi étendit les mains, l'exécuteur frappa, la tète tomba au premier coup: « Voilà la tête d'un traître! » dit-il en la montrant au peuple. Un long et sourd gémissement s'éleva autour de Whitehall; beaucoup de gens se précipitaient autour de l'échafaud pour tremper leur mouchoir dans le sang du roi. Deux corps de cavalerie, s'avançant dans deux directions différentes, dispersèrent lentement la foule. L'échafaud demeuré solitaire, on enleva le corps il était déjà enfermé dans le cercueil; Cromwell voulut le voir, le considéra attentivement, et, soulevant de ses mains la tête, comme pour s'assurer qu'elle était bien séparée du tronc : « C'était là un corps bien constitué, dit-il, et qui promettait une longue vie. >>

THIERS

Ad. Thiers, né le 16 avril 1797 à Marseille, mort à SaintGermain-en-Laye le 3 septembre 1877, nature vive et spirituelle, mais avant tout positive et pratique, fait prédominer dans ses travaux historiques l'homme d'affaires sur l'artiste, Polybe sur Hérodote. Doué d'un admirable bon sens, d'une merveilleuse facilité à tout voir, à tout com

prendre, à tout expliquer, il semble porter la clarté avec lui; la lumière l'accompagne jusque dans les questions les plus difficiles lois, commerce, finances, tactique militaire, tout devient aisé, intéressant pour le lecteur dès que M. Thiers y a touché. On se sent heureux et presque fier de comprendre sans effort ce qu'on jugeait inabordable. Le don particulier de cet esprit facile, c'est de s'approprier par une méditation rapide ce qu'il emprunte à tout le monde.

On a accusé dans l'auteur cette impartialité de l'intelligence on a prétendu qu'indifférent au crime et à la vertu, l'historien n'avait d'admiration que pour le succès, et ne commençait à blâmer ses idoles successives qu'à l'instant de leur chute. Il y a exagération dans cette critique; mais peut-être faut-il avouer que, dans le premier ouvrage de M. Thiers, le plaisir de comprendre empiète un peu sur le devoir de juger.

Outre les deux grands ouvrages historiques de M. Thiers qui ont assuré sa gloire, l'Histoire de la Révolution française, 1823-1827, 10 vol. in-8, et l'Histoire du Consulat et de l'Empire, 1845-1862, 20 vol. in-8, M. Thiers a publié encore le Salon de 1822, in-8; De la Monarchie française, 1822; Law et son système, 1826; la Monarchie de 1830, 1831; Du droit de propriété, 1848; le Congrès de Vienne, 1853; Discours parlementaires, 1867-1879.

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

PASSAGE DU SAINT-BERNARD PAR L'ARMÉE FRANÇAISE
(Mai 1800)

Les divisions étaient échelonnées depuis le Jura jusqu'au pied du Saint-Bernard, pour éviter l'encombrement. Le Premier Consul était à Martigny, dans un couvent de Bernardins. De là il ordonnait tout, et ne cessait de correspondre avec Paris et avec les autres armées de la République. Il avait des nouvelles de la Ligurie, qui lui apprenait que M. de Mélas, toujours sous l'empire des plus grandes illusions, mettait tout son zèle à prendre Gênes et à forcer le pont du Var. Rassuré sur cet objet important, il fit donner enfin l'ordre du passage. Quant à lui, il resta de ce côté-ci du SaintBernard, pour correspondre le plus longtemps possible avec le

gouvernement, et pour tout expédier lui-même au delà des monts. Berthier, au contraire, devait se transporter de l'autre côté du SaintBernard pour recevoir les divisions et le matériel que le Premier Consul allait lui envoyer.

Lannes passa le premier, à la tête de l'avant-garde, dans la nuit du 14 au 15 mai (24-25 floréal). Il commandait six régiments de troupes d'élite parfaitement armés, et qui, sous ce chef bouillant, quelquefois insubordonné, mais toujours si habile et si vaillant, allaient tenter gaiement cette marche aventureuse. On se mit en route entre minuit et deux heures du matin, pour devancer l'instant où la chaleur du soleil, faisant fondre les neiges, précipite les montagnes de glace sur la tête des voyageurs téméraires qui s'engagent dans ces gorges affreuses. Il fallait huit heures pour parvenir au sommet du col, à l'hospice même du Saint-Bernard, et deux heures seulement pour redescendre à Saint-Remy. On avait donc le temps de passer avant le moment du grand danger. Les soldats surmontèrent avec ardeur les difficultés de cette route. Ils étaient fort chargés, car on les avait obligés à prendre du biscuit pour plusieurs jours, et avec du biscuit une grande quantité de cartouches. Ils gravissaient ces sentiers escarpés, chantant au milieu des précipices, rêvant la conquête de cette Italie où ils avaient goûtė tant de fois les jouissances de la victoire, et ayant le noble pressentiment de la gloire immortelle qu'ils allaient acquérir. Pour les fantassins, la peine était moins grande que pour les cavaliers. Ceux-ci faisaient la route à pied, conduisant leur monture par la bride. C'était sans danger à la montée, mais à la descente, le sentier fort étroit les obligeant à marcher devant le cheval, ils étaient exposés, si l'animal faisait un faux pas, à être entraînés avec lui dans les précipices. Il arriva en effet quelques accidents de ce genre, mais en petit nombre, et il périt quelques chevaux, mais presque point de cavaliers. Vers le matin, on parvint à l'hospice, et là une surprise ménagée par le Premier Consul ranima les forces et la bonne humeur de ces braves troupes. Les religieux, munis d'avance des provisions nécessaires, avaient préparé des tables, et servirent à chaque soldat une ration de pain, de vin et de fromage. Après un moment de repos, on se remit en route, et on descendit à SaintRemy sans événement fâcheux. Lannes s'établit immédiatement sur le revers de la montagne, et fit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir les autres divisions, et particulièrement le matériel.

Chaque jour il devait passer l'une des divisions de l'armée. L'opėration devait donc durer plusieurs jours, surtout à cause du matériel, qu'il fallait faire passer avec les divisions. On se mit à l'œuvre pendant que les troupes se succédaient. On fit d'abord voyager les vivres et les munitions. Pour cette partie du matériel, qu'on pouvait diviser, placer sur le dos des mulets, dans de petites caisses, la difficulté ne fut pas aussi grande que pour le reste. Elle ne consista que dans l'insuffisance des moyens de transport, car, malgré

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