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dressés de ses mains, et qui, loin de lui et après lui, ont gagné des batailles, à commencer par Turenne, qui servit sous ses ordres pendant deux campagnes, et à finir par ce Luxembourg, qui aurait besoin d'être jugé de nouveau et qui peut-être ne serait pas trouvé trop inférieur à Turenne lui-même. N'oubliez pas ce dernier trait si frappant Condé est le seul capitaine moderne qui n'a jamais essuyé de défaite et qui a toujours été victorieux quand il a commandé en chef. Turenne a été battu deux fois en bataille rangée, à Rethel et à Mariendal; Frédéric a débuté par des revers; Napoléon a terminé son éblouissante carrière par deux effroyables déroutes, Leipsig et Waterloo; Condé seul n'a connu que la victoire. Il a eu affaire aux trois plus illustres généraux de l'Europe, Mercy, Guillaume et Montecuculli aucun des trois n'a pu lui arracher l'ombre même d'un avantage. Joignez à tout cela cette magnanimité de l'homme bien né et bien élevé qui, au lieu de s'attribuer à lui seul l'honneur du succès, le répand sur tous ceux qui ont bien servi, et se complait à célébrer Gassion et Sirot après Rocroy, Turenne après Fribourg et Nortlingen et Châtillon après Lens, et Luxembourg après Senet. (Édit. Didier.)

JOUFFROY

Théodore Jouffroy, né le 7 juillet 1796 aux Pontets (Doubs), mort à Paris le 1er mars 1842, maître de conférences à l'École normale en 1817, professeur à la Faculté des Lettres de Paris en 1828 et au Collège de France en 1832, se signala dans l'enseignement de la philosophic par l'originalité de ses recherches et par la noble éloquence de sa parole, habituée à la clarté par l'étude des philosophes écossais.

On doit à Jouffroy la traduction des Esquisses de philo sophie morale de Dugald-Stewart (1826) et des Œuvres complètes de Reid (1828-1836); un Cours de droit naturel (18411842), un Cours d'esthétique (1843), des Mélanges philoso phiques (1833) et un volume de Nouveaux Mélanges publiés après sa mort par Damiron (1842).

MÉLANGES PHILOSOPHIQUES

DU PROBLÈME DE LA DESTINÉE HUMAINE

Tous les êtres ont leur destination spéciale qui leur est imposéc leur nature, et parce qu'elle leur est imposée par leur nature,

tous y tendent avec énergie. Voilà ce que tous les êtres ont de commun. Mais, cette destination, la plupart l'ignorent en l'accomplissant, et il n'a été donné qu'à un bien petit nombre de savoir qu'ils en ont une. Ce privilège éminent a été réservé aux natures raisonnables, et le seul être doué de raison que nous connaissions, c'est l'homme.

Si vous considérez le minéral, vous voyez qu'il y a en lui deux éléments les molécules agrégées, et la force qui les tient agrégées. La force est l'élément constitutif, car c'est elle qui fait l'agrégation, et le minéral est cette agrégation même. Voilà donc un principe qui, en vertu de sa nature, accomplit une certaine mission, qui est sa fin. Mais, ce principe étant dépourvu de sensibilité et d'intelligence, cette fin s'accomplit en lui sans qu'il le sente et sans qu'il le sache. Quand son action s'exerce sans obstacle, il ne jouit pas; quand elle est contrariée ou vaincue par une force extérieure, il ne souffre pas; et non seulement il ne jouit ni ne souffre dans ces deux cas parce qu'il est insensible, mais parce qu'il est inintelligent, il n'est point informé que dans l'un il accomplit sa destination, et que dans l'autre il en est empêché; il ne sait pas même qu'il en a une, encore moins quelle elle est. C'est un acteur aveugle, qui joue son rôle sans le connaître, sans le vouloir, sans savoir qu'il en a un et qu'il le remplit.

Dans la plante, la force a un développement plus varié, plus riche, plus puissant. Son rôle ne se borne point à maintenir dans une agrégation immobile un certain nombre de molécules matérielles. Elle s'empare du germe, et, appelant à elle tous les éléments propices que la nature a mis à sa portée, comme une ouvrière habile, elle compose, elle organise un être, qui se couvre de feuilles et de fruits, qui vit de sa vie, et qui abandonne aux vents et à la terre, aux ondes et à la nature, des semences qui contiennent le germe de nouveaux êtres semblables à lui. Telle est la destination plus noble de la plante, ou du principe qui la constitue. Mais elle aussi fait tout cela sans le savoir; elle aussi ne s'inquiète pas de sa destinée, parce qu'elle est inintelligente. Sent-elle du moins la hache qui la frappe, le vent qui froisse ses rameaux, le brûlant soleil qui dessèche ses racines? Nous l'ignorons. Quelques faits sembleraient annoncer dans la plante je ne sais quelle sourde sensibilité, qui tressaillirait obscurément quand elle est blessée dans ses organes les plus délicats; mais ces indications ne sont point des preuves, et nous devons d'autant plus nous en défier, que nous sommes plus portés à prêter notre vie à toutes choses, et à soumettre à l'unité des lois de notre nature l'immense variété des êtres créés.

Dans l'animal, le doute n'est plus permis : le principe qui le constitue n'est plus une force étrangère à elle-même et à ses actes, qui, par le jeu combiné de certaines opérations qu'elle exécute sans le sentir, sans le savoir et sans le vouloir, accomplit mécaniquement la fin qui lui a été assignée dans la création. Par cela seul qu'il existe et qu'il existe d'une certaine manière, le principe animal, comme tout principe possible, se développe et aspire à sa fin; mais,

parce qu'il est sensible, il a la conscience de ces tendances instinctives, il les sent, elles sont pour lui des besoins; et, parce qu'il les sent, quand elles sont satisfaites, il jouit; quand elles sont contrariées, il souffre. Ce n'est pas tout: il a reçu de Dieu une intelligence suffisante pour reconnaître l'objet de ces besoins, et assez d'empire sur lui-même pour mettre volontairement ce qu'il a de puissance au service de ces besoins. L'animal ne reste donc point, comme la plante, étranger à ce qui se fait en lui: en vertu de cette triple faculté qu'il a, et dont elle est privée, il lui est donné de participer à l'accomplissement de sa propre destination. Mais il ne lui est point donné de comprendre qu'il en a une, ni quelle elle est : il lui manque pour cela ce degré supérieur d'intelligence qu'on appelle raison, et sans lequel l'entendement est réduit à connaître sans comprendre, et à servir en esclave au lieu de gouverner en maître. En cédant à ses besoins, en démêlant ce qui leur est propre, en agissant pour les apaiser, l'animal ne sait pas ce qu'il fait; il ne sait pas qu'il accomplit sa destination, encore moins comprend-il qu'en accomplissant cette destination il joue un rôle dans l'univers. Jamais l'idée d'une destination ne se présente à lui, jamais il ne se pose le problème de savoir quelle est la sienne, quelle est celle du monde. Le noble mais triste privilège de ces hautes pensées lui a été refusé sa nature en est incapable.

Il en est tout autrement de l'homme. L'homme est aussi, par sa constitution, prédestiné à une certaine fin. Cette destination s'explique primitivement en lui, comme dans les animaux, par des besoins, des désirs, des mouvements instinctifs. Comme eux, il a une sorte d'intelligence, qui sert à reconnaître et l'existence de ces désirs et de ces besoins, et les objets qui peuvent les satisfaire. Il a aussi, comme eux, cette sensibilité qui fait souffrir tout être créé quand les inclinations de sa nature sont contrariées, qui le font jouir quand elles ne le sont pas. Comme eux, enfin, il possède cette faculté de disposer de lui-même, qui permet à une cause d'employer volontairement sa puissance à la poursuite des objets que ses besoins, ses inclinations, son intelligence, lui ont indiqués. Mais là ne s'arrêtent point les facultés que le ciel a départies à l'homme. Il a reçu de plus cette intelligence supérieure qu'on appelle raison, par laquelle il se comprend lui-même, et avec lui les choses qui l'entourent et les rapports qui existent entre leur nature et la sienne. Non seulement l'homme a le pouvoir et de sentir et de connaître les choses qui lui sont bonnes ou mauvaises, mais il a celui de comprendre à quel titre et comment les choses portent pour lui ces caractères opposés, à quel titre et comment toutes ne lui sont pas également indifférentes, à quel titre et comment il y a, il peut y avoir, et pour lui et pour tous les êtres, du bien et du mal. L'homme, en un mot, en accomplissant la destinée que lui impose sa nature, a la faculté de comprendre qu'il en a une, que toute chose, et la création elle-même, a la sienne, et que celle de chaque être créé n'est qu'un fragment de celle de la création tout entière.

Si nous résumons ce que nous venons de dire, vous voyez, messieurs, qu'il suffit qu'une chose soit, et soit d'une certaine manière, pour être, par là même, déterminée à un certain développement. Ce développement, c'est la destination même de l'être, destination qui dérive de sa nature. Chez les êtres insensibles et inintelligents, la nature se développe et va à sa fin sans qu'ils le sentent et sans qu'ils le sachent. Chez les êtres purement sensibles, s'il en existe, la destination s'accomplit comme chez les autres; mais quand elle s'accomplit facilement, ils jouissent; quand elle s'accomplit difficilement, ils souffrent. Elle s'accomplit également chez les êtres doués d'intelligence et privés de raison, mais avec cette circonstance, que l'intelligence et la volonté interviennent comme instruments. Enfin, chez les êtres raisonnables un nouveau phénomène se produit : non seulement ils jouissent ou ils souffrent, selon que leur destination s'accomplit facilement ou difficilement; non seulement ils interviennent, par leur intelligence et leur volonté, dans l'accomplissement de cette destination, mais encore ils comprennent qu'ils en ont une, et qu'elle est le mot de cette énigme qu'on appelle la vie. Telle est la gradation que présentent, à ce point de vue, les différentes espèces d'êtres qui composent la création.

Maintenant, messieurs, il ne faut pas croire que l'homme s'élève de bonne heure ni à la conception de cette grande pensée, ni à celle des nombreux problèmes qu'elle engendre nécessairement, et qui en sont comme les émanations inévitables. Non, messieurs; l'homme n'est pendant longtemps qu'un animal, à la vérité plus parfait que tous les autres, mais dont l'intelligence ne s'élève pourtant à aucun des problèmes qui sont véritablement humains, et qu'il a été à jamais interdit à tout animal de concevoir et de poser. Pendant toute la première partie de sa courte durée, la vie de l'homme est un sommeil dont il n'a pas conscience, une nuit où la lumière n'a pas pénétré. Des besoins se développent en lui, des facultés s'y montrent et s'y développent aussi. Il est porté, par ces besoins et par ces facultés, vers certains objets; son intelligence lui apprend, à l'aide de l'expérience, à reconnaître ces objets, à satisfaire ces besoins, à exercer et à développer ces facultés. Il parvient même, ce qui n'arrive qu'à un bien moindre degré chez l'animal, à combiner tous les moyens possibles qui sont à sa disposition pour parvenir à la plus complète satisfaction de ses besoins et au plus grand développement de ses facultés. Mais pendant très longtemps il fait cela sans savoir, sans se demander pourquoi il e fait. Le phénomène de la raison concevant l'idée de destination, concevant que toute chose en a une, concevant que l'homme a la sienne, et que cette destination a un rapport nécessaire avec celle de l'univers, ce phénomène-là tarde très longtemps à se produire dans l'homme. Le jour où il s'y produit enfin est un grand jour, un jour que l'on n'oublie jamais; mais ce jour tarde longtemps à luire, et, tant qu'il n'est pas venu, on peut dire que la vie de l'homme n'est que la vie animale à son plus haut degré.

Il semble d'abord que cette première vie, qui est bien évidemment celle de l'enfant, se prolonge extraordinairement chez le commun des hommes, et que, même chez un grand nombre, elle remplisse à elle seule toute la durée de l'existence. En effet, en jetant les yeux sur la société qui nous entoure, qu'y voyons-nous? où sont les hommes préoccupés du grand problème de la destinée humaine, les hommes que ce problème tourmente, les hommes que ce problème agite et élève, les hommes à qui ce problème prenne une de leurs pensées et dérobe une des minutes de leur temps Assurément, si chacun de nous connaît quelques-uns de ces hommes, chacun de nous sait aussi qu'ils sont en petit nombre, que ce n'est point de pareils éléments qu'est composée cette foule qui nous environne. A voir le spectacle qu'elle nous présente, et ces milliers d'êtres qui vivent au jour le jour, poursuivant les objets divers de leurs passions, très contents quand ils les ont atteints, très désappointés quand il leur ont échappé, mais heureux ou trompés, se prenant le lendemain d'ambitions toujours nouvelles, de désirs toujours renaissants, et poursuivant intrépidement leur rôle sans songer jamais à se demander le sens de cette pièce qui leur donne tant de mal, et dans laquelle ils figurent sans savoir pourquoi; à voir, dis-je, cette réalité de la vie humaine, on croirait que le privilège de comprendre que nous avons une destinée appar tient bien moins à l'humanité qu'à la philosophie, et que, si c'est là le fait qui distingue l'homme de l'animal, ce n'est guère que par exception qu'il prend le rang supérieur qui lui a été assigné.

Sans doute, messieurs, il est vrai de le dire, l'homme n'arrive que tard à ces grandes questions, et, alors même qu'il se les est posées. les intérêts et les passions de tous les jours reprennent bientôt le dessus, et tendent incessamment à les lui faire oublier. Ce n'est que dans quelques cas extraordinaires, que dans quelques circonstances rares, que son esprit s'élève à ces hautes pensées. Cela est vrai pour le commun des hommes, cela est vrai aussi pour les esprits distingués, qui sont emportés comme les autres par le flux et le reflux des circonstances, et qui passent ainsi une grande partie de leur vie à obéir à leur nature, sans considérer où elle les pousse. Oui, le fait est exact, et je ne le conteste point; et cependant, j'ose le dire, il n'est pas un homme, si pauvre que sa naissance l'ait fait, si peu éclairé que la société l'ait laissé, si maltraité, en un mot, qu'il puisse être par la nature, la fortune et ses semblables, à qui, un jour au moins dans le courant de sa vie, sous l'influence d'une circonstance grave, il ne soit arrivé de se poser cette terrible question qui pèse sur nos têtes à tous comme un sombre nuage, cette question décisive: Pourquoi l'homme est-il ici-bas, et quel est le sens du rôle qu'il y joue? Vous êtes là, messieurs, pour témoigner de la vérité de cette assertion car pour aucun de vous la question que je pose n'est une question inconnue; elle ne l'est à aucun homme qui ait un peu vécu, qui ait un peu souffert. Il reste donc à savoir quelles sont ces circonstances qui viennent

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