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près de la mort. La voix du poète, dans cette horrible attente, resta ferme et sonore :

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Anime la fin d'un beau jour,

Au pied de l'échafaud j'essaie encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour;

Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,

Dans les soixante pas où sa course est bornée,
Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière;
Avant que de ses deux moitiés

Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,

Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.

Il était huit heures du matin; on appela André Chénier, et la pièce n'a pas été achevée. Monté sur le tombereau fatal, il se trouva près de Roucher, esprit généreux, cœur droit, enthousiaste partisan des premières réformes politiques de la France. Moins jeune que son compagnon de supplice, Roucher tenait plus à la vie cependant il était heureux époux, heureux père. La veille de ce jour, il avait, pour dernier souvenir, envoyé son portrait à sa femme et à sa fille, avec ces vers touchants :

Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux,

Si quelque ombre funeste obscurcit mon visage;
Lorsqu'un savant crayon dessina cette image,
L'échafaud m'attendait, et je pensais à vous.

Quand les deux poètes furent près l'un de l'autre, Roucher s'arma du même courage; ils s'entretinrent de leurs travaux, de leurs anciennes espérances. André Chénier avait beaucoup de pensées de gloire; il se frappa plusieurs fois sur le front, en disant : « Et pourtant, il y avait là quelque chose! » Puis les deux amis récitèrent entre eux la première scène d'Andromaque :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle..

C'est ainsi qu'ils arrivèrent à l'échafaud. Ce meurtre de plus fut consommé trois jours avant le 9 thermidor.

Maintenant, a-t-il fallu que la partialité politique empoisonnât la douleur du frère qui survivait, en lui reprochant le crime de la Terreur? Depuis cette fatale époque, souvent la haine de parti, sou

vent la polémique jeta sur Chénier ce calomnieux souvenir. Écoutez sa défense. Aujourd'hui je ne dirai que cela de son talent.

. On m'ose accuser!

Moi, jouet si longtemps de leur lâche insolence,
Proscrit pour mes discours, proscrit pour mon silence,
Seul, attendant la mort, quand leur coupable voix
Demandait à grands cris du sang, et non des lois!
Ceux que la France a vus ivres de tyrannie,
Ceux-là même, dans l'ombre armant la calomnie,
Me reprochent le sort d'un frère infortuné
Qu'avec la calomnie ils ont assassiné!
L'injustice agrandit une âme libre et fière.
Ces reptiles hideux, sifflant dans la poussière,

En vain sèment le trouble entre son ombre et moi :
Scélérats, contre vous elle invoque la loi.

Hélas! pour arracher la victime aux supplices,
De mes pleurs chaque jour fatiguant vos complices,
J'ai courbé devant eux mon front humilié;
Mais ils vous ressemblaient : ils étaient sans pitié!
Si, le jour où tomba leur puissance arbitraire,
Des fers et de la mort je n'ai sauvé qu'un frère,
Qu'au fond des noirs cachots Dumont avait plongé,
Et qui, deux jours plus tard, périssait égorgé,
Auprès d'André Chénier, avant que de descendre,
J'élèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins et son doux souvenir,
Et sa gloire, et ses vers dictés pour l'avenir.
Là, quand de thermidor la septième journée
Sous les feux du Lion ramènera l'année,
O mon frère, je veux, relisant tes écrits,

Chanter l'hymne funèbre à tes mânes proscrits.
Là, souvent tu verras, près de ton mausolée

Tes frères gémissants, ta mère désolée,

Quelques amis des arts, un peu d'ombre et des fleurs,
Et ton jeune laurier grandira sous mes pleurs 1.

Cependant une fatalité déplorable donnait un prétexte, un argument à la calomnie. Vers le temps même où la cruauté des inquisiteurs populaires allait atteindre André Chénier, son frère venait d'achever une tragédie de Timoléon, et dans cette tragédie le sauvage et faux héroïsme d'un frère immolant son frère à la liberté de son pays était exalté par le poète bien plus, un démenti était donné à l'histoire.

Dans le beau et pathétique récit de Plutarque 1, au milieu de l'hé

1. M.-J. Chénier, Discours sur la Calomnie (1797). de Timoléon

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sitation que lui-même éprouve à condamner Timoléon, vous voyez cependant la nature satisfaite et vengée par la peinture éloquente de cette mère qui ne pardonne point au frère assassin de son frère et libérateur de son pays; qui le repousse, qui le maudit, et le fait douter de son prétendu héroïsme, en lui opposant les anathèmes d'une mère.

Chénier avait effacé ce trait de caractère authentique, selon l'histoire et selon la nature. Dans sa fable tragique, Timoléon, s'éloignant de Corinthe, après son horrible victoire, était embrassé et presque félicité par sa mère. N'abusons pas cependant de ces apparences: elles sont fausses et trompeuses. A l'époque où Chénier achevait Timoléon, il prodiguait à son frère les soins de la plus inquiète amitié. Il lui ménageait un asile qui semblait assuré.

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Enfin cette tragédie de Timoléon, loin d'être une flatterie ou une excuse pour les assassins démagogues, était pleine des mêmes cris de justice et de pitié qui les avaient offensés dans Caïus Gracchus. Aussi fut-elle frappée d'interdiction, et le manuscrit même saisi. Elle n'était pas une apologie des proscriptions politiques; elle était censurée par les proscripteurs.

Dans cet ouvrage, Chénier s'était trompé comme poète, il avait fait mentir, par une fausse exaltation tragique, le cœur de cette mère qu'il mettait sur la scène. Mais il trouva dans le cœur de la sienne une justification invincible à mes yeux. Cette femme, qui avait élevé l'enfance de ses deux fils, qui leur avait communiqué l'amour des arts, et dont l'âme fut déchirée par la mort cruelle de l'un d'eux, elle garda, pour celui qui survivait, l'affection la plus tendre. Elle resta constamment près de lui, bénissant avec amour ses soins et son respect filial. Elle savait donc bien qu'il n'était pas la cause de son malheur, puisqu'elle n'en voulait être consolée que par lui. Chénier s'est trompé comme poète; mais il est irréprochable comme fils et comme frère : j'en suis sûr; j'en jure par le cœur de cette mère.

COUSIN

Victor Cousin, né à Paris le 28 novembre 1792, mort à Cannes le 13 janvier 1867, suppléant de Royer-Collard en 1818, alla à deux reprises, en 1817 et en 1824, étudier à sa source la philosophie allemande et particulièrement le système de Hegel. De retour en France, il sut traduire les théories de ce puissant esprit dans un beau et noble langage; il rendit français, c'est-à-dire européen, universel,

ce qui risquait fort de rester toujours allemand, et il excita un enthousiasme incroyable.

En littérature même, l'influence de Victor Cousin a été grande ses livres contenaient les principes les plus élevés de l'art. Le titre seul de son premier ouvrage, Sur le fondement des idées absolues du Vrai, du Beau et du Bien 1, renfermait plus de véritable enseignement littéraire que tous les traités de littérature du siècle précédent. L'auteur enlevait le principe du beau au caprice individuel et à la sensibilité, pour le placer à côté du bien et du vrai, dans la sphère des idées absolues. C'était poser la base de l'esthétique: car, « pour qu'une théorie des beaux-arts soit possible, il faut qu'il y ait quelque chose d'absolu dans la beauté; comme il faut quelque chose d'absolu dans l'idée du bien pour qu'il y ait une science morale ».

Philosophie Cours d'histoire de la philosophie moderne, 1846-1847, 8 vol.; Fragments philosophiques, 1845-18471848, 5 vol.; Du Vrai, du Beau et du Bien, 1853; Histoire générale de la Philosophie, 1863.

Littérature Des Pensées de Pascal, 1842; Jacqueline Pascal, 1844; Fragments littéraires, 1849, 3 vol.; Madame de Longueville, 1853, 2 vol.; Madame de Sablé, 1854; Madame de Hautefort, 1856; Madame de Chevreuse, 1856; la Société Française au XVIIe siècle d'après le Grand Cyrus, 1858, 2 vol.; la Jeunesse de Mazarin, 1853.

DU VRAI, DU BEAU ET DU BIEN

EXTRAIT DE LA VIII ET DE LA IX LEÇON

SUR L'ART

L'homme n'est pas fait seulement pour connaître et aimer le beau dans les œuvres de la nature, il est doué du pouvoir de le reproduire. A la vue d'une beauté naturelle, quelle qu'elle soit, physique ou morale, son premier besoin est de sentir et d'admirer. Il est pénétré, ravi, et quelquefois aussi accablé du sentiment de la beauté. Mais quand le sentiment est énergique, il n'est pas longtemps stérile. Nous voulons revoir, nous voulons sentir encore ce qui nous a causé

1. Cours professé en 1818, publié seulement en 1836, d'après les rédactions de ses élèves, par Adolphe Garnier, livré enfin au public par l'auteur lui-même en 1853 (Du Vrai, du Beau et du Bien, Paris, Didier).

un plaisir si vif, et pour cela nous tentons de faire revivre la beauté qui nous a charmés, non pas telle qu'elle était, mais telle que notre imagination nous la représente. De là une œuvre originale et propre à l'homme, une œuvre d'art. L'art est la reproduction libre de la beauté, et le pouvoir en nous capable de la reproduire s'appelle le génie

Quelles sont les facultés qui servent à cette libre reproduction du beau ? Les mêmes qui servent à le reconnaître et à le sentir. Le goût porté au degré suprême, c'est le génie, si vous y joignez toutefois un élément de plus. Quel est cet élément?

Trois facultés entrent dans cette faculté complexe qui se nomme le goût l'imagination, le sentiment, la raison.

Ces trois facultés sont assurément nécessaires au génie, mais elles ne lui suffisent pas. Ce qui distingue essentiellement le génie du goût, c'est l'attribut de puissance créatrice. Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n'invente pas. Le génie est avant tout inventeur et créateur. L'homme de génie n'est pas le maître de la force qui est en lui; c'est par le besoin ardent, irrésistible, d'exprimer ce qu'il éprouve qu'il est homme de génie. Il souffre de contenir les sentiments ou les images ou les pensées qui s'agitent dans son sein. On a dit qu'il n'y a point d'homme supérieur sans quelque grain de folie; mais cette folie-là, comme celle de la croix, est la partie divine de la raison. Cette puissance mystérieuse, Socrate l'appelait son démon. Voltaire l'appelait le diable au corps; il l'exigeait même d'une comédienne pour être une comédienne de génie. Donnez-lui le nom qu'il vous plaira, il est certain qu'il y a un je ne sais quoi qui inspire le génie, et qui le tourmente aussi jusqu'à ce qu'il ait épanché ce qui le consumė, jusqu'à ce qu'il ait soulagé en les exprimant ses peines et ses joies, ses émotions, ses idées, et que ses rêveries soient devenues des œuvres vivantes. Ainsi deux choses caractérisent le génie; d'abord la vivacité du besoin qu'il a de produire, ensuite la puissance de produire; car le besoin sans la puissance n'est qu'une maladie qui simule le génie, mais qui n'est pas lui. Le génie, c'est surtout, c'est essentiellement la puissance de faire, d'inventer, de créer. Le goût se contente d'observer et d'admirer. Le faux génie, l'imagination ardente et impuissante, se consume en rêves stériles et ne produit rien ou rien de grand. Le génie seul a la vertu de convertir ses conceptions en créations.

Si le génie crée, il n'imite pas.

Mais le génie, va-t-on dire, est donc supérieur à la nature, puisqu'il ne l'imite point. La nature est l'œuvre de Dieu; l'homme est donc le rival de Dieu,

La réponse est très simple. Non, le génie n'est point le rival de Dieu; mais, lui aussi, il en est l'interprète. La nature l'exprime à sa manière, le génie humain l'exprime à la sienne.

Arrêtons-nous un moment à cette question tant de fois agitée, si l'art n'est autre chose que l'imitation de la nature.

Sans doute, en un sens, l'art est une imitation: car la création

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