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Si j'étais un grand chêne avec ta sève pure,
Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier,
J'abriterais l'abeille et l'oiseau familier

Qui sur ton front touffu répandent le murmure;

Mes feuilles verseraient l'oubli sacré du mal,
Le sommeil à mes pieds monterait de la mousse,
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse
Écouter ce silence où parle l'idéal.

Nourri par la nature, au destin résignée,

Des esprits qu'elle aspire et qui la font rêver
Sans trembler devant lui, comme sans le braver,

Du bûcheron divin j'attendrais la cognée.

(Odes et Poèmes, édit. Calmann Lévy.)

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Charles Leconte de Lisle est né à Saint-Paul, île de la Réunion, le 23 octobre 1818. Vers 1847, il voulut se fixer à Paris pour se vouer exclusivement au culte désintéressé des lettres et de la poésie. Écrivain patient, en même temps qu'inspiré, amoureux de la forme parce que la forme est la beauté, il sculpte sa versification avec un art infini et ne laisse paraître que des travaux longuement mûris. Il est arrivé ainsi à une pureté superbe et à une ampleur d'expression qui séduit l'oreille et donne à l'âme la sensa tion d'une solennelle grandeur.

M. Leconte de Lisle a publié : Poèmes antiques (1852), Poèmes et Poésies (1855), Poésies complètes (1858), Poésies barbares (1862), Kaïn (1869). ·

Il a traduit en prose: Théocrite et Anacréon (1861), l'Iliade (1866), l'Odyssée (1867), Hésiode, Hymnes orphiques (1869), Eschyle (1872), Horace (1873), Sophocle (1877).

LA VÉRANDA

Au tintement de l'eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l'Iran mêlent leurs frais murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux;

Tandis que l'oiseau grêle et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mûres,
Les rosiers de l'Iran mêlent leurs frais murmures
Au tintement de l'eau dans les porphyres roux.

Sous les treillis d'argent de la véranda close,
Dans l'air tiède embaumé de l'odeur des jasmins,
Où la splendeur du jour darde une flèche rose,
La Persane royale, immobile, repose,

Derrière son col brun croisant ses belles mains,
Dans l'air tiède embaumé de l'odeur des jasmins,
Sous les treillis d'argent de la véranda close.

Jusqu'aux lèvres que l'ambre arrondi baise encor,
Du cristal d'où s'échappe une vapeur subtile
Qui monte en tourbillons légers et prend l'essor,
Sur les coussins de soie écarlate, aux fleurs d'or,
La branche du hûka rôde, comme un reptile,
Du cristal d'où s'échappe une vapeur subtile
Jusqu'aux lèvres que l'ambre arrondi baise encor.
Deux rayons noirs, chargés d'une muette ivresse,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts à demi;
Un songe l'enveloppe, un souffle la caresse;
Et parce que l'effluve invincible l'oppresse,
Parce que son beau sein qui se gonfle a frémi,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts à demi
Deux rayons noirs, chargés d'une muette ivresse.

Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l'Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L'oiseau grêle et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mûres;
Les rosiers de l'Iran ont cessé leurs murmures,
Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux.

(Poèmes barbares.)

LE CŒUR DE HIALMAR

Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge.
Mille braves sont là qui dorment sans tombeaux,
L'épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge.
Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux.

La lune froide verse au loin sa pâle flamme.
Hialmar se soulève entre les morts sanglants,
Appuyé des deux mains au tronçon de sa lame,
La pourpre du combat ruisselle de ses flancs.

DEMOGEOT.

II.

- 26

Hola! Quelqu'un a-t-il encore un peu d'haleine,
Parmi tant de joyeux et robustes garçons

Qui, ce matin, riaient et chantaient à voix pleine,
Comme des merles dans l'épaisseur des buissons?

Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure
Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous.
Mes yeux saignent. J'entends un immense murmure
Pareil aux hurlements de la mer ou des loups.

Viens par ici, corbeau, mon brave mangeur d'hommes!
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.

Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d'Ylmer.

Dans Upsal, où les Krals boivent la bonne bière,
Et chantent, en heurtant les cruches d'or, en chœur,
A tire-d'aile vole, ô rôdeur de bruyère !
Cherche ma fiancée et porte-lui mon cœur.

Au sommet de la tour que hantent les corneilles,
Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d'argent fin lui pendent aux oreilles,
Et ses yeux sont plus clairs que l'astre des beaux soirs.

Va, sombre messager, dis-lui bien que je l'aime,
Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra

Qu'il est rouge et solide, et non tremblant et blême,
Et la fille d'Ylmer, corbeau, te sourira!

Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures. J'ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil. Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,

Je vais m'asseoir parmi les Dieux, dans le soleil! (Poèmes barbares.

LE SOMMEIL DU CONDOR

Par delà l'escalier des raides Cordillères,
Par delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L'envergure pendante et rouge par endroits,
Le vaste oiseau, tout plein d'une morne indolence,
Regarde l'Amérique et l'espace en silence

Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l'Est, où les pampas sauvages
Sous les monts étagés s'élargissent sans fin;
Elle endort le Chili, les villes, les rivages,

Et la mer Pacifique et l'horizon divin;

Du continent muet elle s'est emparée :

Des sables aux coteaux, des gorges aux versants,
De cime en cime, elle enfle, en tourbillons croissants,
Le lourd débordement de sa haute marée.

Lui, comme un spectre, seul, au front du pic altier,
Baigné d'une lueur qui saigne sur la neige,

Il attend cette mer sinistre qui l'assiège :
Elle arrive, déferle et le couvre en entier.
Dans l'abîme sans fond la croix australe allume
Sur les côtes du ciel, son phare constellé.
11 râle de plaisir, il agite sa plume,

Il érige son cou musculeux et pelé,

Il s'enlève en fouettant l'âpre neige des Andes,
Dans un cri rauque il monte où n'atteint pas le vent,
Et, loin du globe noir, loin de l'astre vivant,

Il dort dans l'air glacé, les ailes toutes grandes.

(Poèmes barbares, édit. Lemerre.)

MANUEL

M. Eugène Manuel, d'origine israélite, est né à Paris e 13 juillet 1823. L'école normale le conduisit au profesorat; il occupa avec distinction plusieurs chaires, et parint aux premières dignités de l'enseignement. Mais c'est urtout comme poète qu'il s'est fait connaître. Il n'est pas eulement un versificateur habile, mais il est le poète des obles pensées, des sentiments délicats et profonds, c'est-àire de la vertu résignée, du devoir accompli, des bonheurs odestes, obscurs, ignorés.

L'Académie française a couronné son recueil de poésies : 'ages intimes (1866) et décerné un prix de 6000 francs à on drame social, en un acte, en vers, les Ouvriers (17 janier 1870), qui obtint un succès complet.

Cette pièce est écrite avec une grande élévation, et plueurs scènes, notamment la septième, à laquelle l'acteur oquelin savait donner tant de relief, excitèrent longtemps 'unanimes applaudissements.

M. Manuel a publié ensuite: Poèmes populaires (1871) et 'endant la guerre (1872), que l'Académie française a aussi

couronnés; Pour les blessés, poésies (1870); Henri Regnault; les Pigeons de la République, poésies (1871); ľ’Absent, drame (1873); le Dernier Delai (1874); En voyage (1882).

LA NATURE

La nature a pour moi le charme de l'enfance :
Elle en a la fraîcheur et la sérénité.

Ainsi que l'être jeune, elle n'est que bonté,
Ainsi que l'être faible, elle a Dieu pour défense!
Le plus méchant lui doit des retours d'innocence,
Et le plus malheureux des réveils de gaîté.
Elle apporte le calme à mon cœur irrité;
Et même, sans la voir, il suffit que j'y pense!
Songe à l'enfant, disait le poète païen :
De tes mœurs en péril respecte le gardien;
Rougis en contemplant la chaste créature!
Et moi, quand l'oiseau chante au faîte du buisson,
Quand murmure la source, ou jaunit la moisson,
Je dis Sois pur, mon cœur! respecte la nature!

LE ROSIER

Il a vécu sur un tombeau,
Le rosier fleuri que j'arrose:
Le mystère du froid caveau
S'épanouit dans chaque rose!

Sur le tombeau d'un pauvre enfant,
D'un pauvre enfant qui fut mon frère
Il avait ses fleurs à tout vent,
Et ses racines dans la bière.

Un simple marbre a tout couvert;
Le buis n'y vient plus en bordure;
Le thuya, l'arbre toujours vert,
N'ombrage plus la sépulture;

Le deuil a parfois son dédain :
On a proscrit tout ce qui tombe,
Et j'ai planté dans mon jardin
L'humble rosier, fils de la tombe!

Parmi les autres confondu,
Nul regard ne peut le connaître ;
Dans la corbeille il est perdu :
Seul, je le vois de ma fenêtre;

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