Un égout sordide et boueux, Où mille noirs courants de limon et d'ordure Un taudis regorgeant de faquins sans courage, Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage, Une halle cynique aux clameurs insolentes, Un misérable coin des guenilles sanglantes Ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire Est là, tout palpitant, étendu sur la terre, Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée, Il meurt, et que la trompe a sonné la curée Toute la meute alors comme une vague immense Hurle en signe de joie, et prépare d'avance Et puis vient la cohue, et les abois féroces Chiens courants et limiers, et dogues et molosses, Le cadavre est à nous; payons-nous notre peine, Allons! nous n'avons plus de valet qui nous fouaille Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille, Et gorgeons-nous tout notre soûl! Et tous, comme ouvriers que l'on met à la tâche, Fouillent ces flancs à plein museau, Et de l'ongle et des dents travaillent sans relâche, Car il faut au chenil que chacun d'eux revienne Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne, Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne, Son os dans les dents arrêté, lui crie en jetant son quartier de charogne: « Voici ma part de royauté! » L'IDOLE O Corse à cheveux plats! que ta France était belle C'était une cavale indomptable et rebelle, Une jument sauvage à la croupe rustique, Mais fière, et d'un pied fort, heurtant le sol antique, Jamais aucune main n'avait passé sur elle Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle Tu parus, et sitôt que tu vis son allure, Centaure impétueux, tu pris sa chevelure, Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre, Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre, Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes, Toujours l'air, toujours le travail; Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes, Quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide Quinze ans, elle passa, fumante, à toute bride Enfin lasse d'aller sans finir sa carrière, De pétrir l'univers, et comme une poussière Les jarrets épuisés, haletante et sans force, Elle demanda grâce à son cavalier corse; Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse; Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse, Elle se releva, mais un jour de bataille, Ne pouvant plus mordre ses freins, (Iambes et poèmes, édit. Charpentier.) LAMARTINE Alphonse Prat de Lamartine, né le 21 octobre 1790 à Mâcon, mort à Paris le 1er mars 1869, publia en 1820 ses premières Méditations. Ce livre n'était pas un de ces exercices littéraires par lesquels un jeune homme continue, en entrant dans le monde, les travaux et les succès du collège L'auteur avait trente ans ; il connaissait par expérience les orages de l'âme, et c'est avec son cœur qu'il avait composé ses vers. Cela même en constituait l'originalité. Notre langue allait avoir enfin un poète lyrique dont la vie et les œuvres ne fussent pas deux choses distinctes, et chez qui toute création de l'esprit eût été d'abord un sentiment réel. La poésie n'était plus ici un vain jeu d'esprit ; elle semblait revenue à la dignité de ses anciens jours, et se faisait l'organe des plus saintes doctrines, l'apôtre de la religion universelle. Lamartine continuait Jean-Jacques et Bernardin avec quelque chose de plus tendre, de plus féminin, de plus gracieux et en même temps de plus chrétien: il complétait leur poésie par la suave mélodie de ses vers Trois ans après (1823), Lamartine publia ses Nouvelles Médita tions poétiques, et en 1830 les Harmonies poétiques et religieuses. Ce dernier recueil présente un caractère nouveau. L'inspiration y est plus large, plus hardiment religieuse. L'auteur a moins de souci encore des beautés de détail, la poésie est dans l'ensemble: elle coule à pleins bords avec de magnifiques développements. On sent que le poète est sûr de lui-même ; il a conquis son public: il peut s'imposer à lui avec toute sa pensée. Ici plus de passion mondaine : l'élan religieux et philosophique suffit pour nous entraîner. Les Harmonies sont de véritables hymnes, pleins d'enthousiasme et de grandeur. Le monde extérieur y apparaît sans doute et même avec un admirable éclat, mais il s'y montre tout rempli, tout pénétré de Dieu. C'est dans les Harmonies que Lamartine semble avoir atteint à l'apogée de son talent, entre les charmes encore timides des Méditations et les rêves nonchalants et souvent monstrueux de la Chute d'un ange (1838). Non que dans ce dernier ouvrage même, et surtout dans Jocelyn (1836), qui l'a précédé, l'auteur n'ait acquis des qualités nouvelles, telles que le pathétique du récit, la richesse de la description, l'expression des sentiments simples et des détails poétiques de la vie vulgaire; mais il semble que ces qualités soient moins originales, moins spontanées, moins puissantes chez Lamartine que les dons qu'il possédait dans ses premiers poèmes, et qu'en voulant enrichir son génie il en ait souvent altéré la candeur. Dans son ensemble, l'œuvre de Lamartine présente tous les caractères d'une heureuse improvisation, une facilité, une abondance inépuisable, une inspiration lyrique de premier ordre. Avec cela, elle manque de concentration et par conséquent de force. C'est un large fleuve qui se répand à l'aise dans une plaine fleurie, non un torrent impétueux qui bondit et s'élance. Lamartine n'a rien de sobre, rien d'attique il ne possède pas ce goût parfait, qui n'est autre chose qu'une exquise raison transportée dans l'art d'écrire. Son style brille des plus chatoyantes couleurs; il laisse désirer souvent plus de netteté dans le dessin. Il a quelque chose d'indécis et de fuyant dans les contours, je ne sais quoi de féminin dans la pose, une langueur qui est un charme sans doute, mais qui peut facilement devenir une négligence c'est la morbidezza italienne, nuance délicate entre la maladie et la grâce. On doit encore à Lamartine des Souvenirs et impressions pendant un voyage en Orient (1835); des Confidences, une "Histoire des Girondins (1847), une Histoire de la Révolution (1849); un Cours familier de littérature (1856-1862). Les œuvres complètes ont été réunies en une belle édition publiée par M. de Lamartine lui-même, Paris, 1860-1869, 40 vol. gr. in-8. Après la mort de Lamartine, on a publié de lui: le Ma DEMOGEOT, II. - 18 nuscrit de ma mère, 1870, in-8; des Souvenirs et Portraits, 1871, 2 vol. in-18; des Poésies inédites, 1873, in-8, efsa correspondance, 1873 et années suivantes. Les études de Sainte-Beuve sur Lamartine se trouvent aux tomes I et IV des Lundis et au tome I des Portraits littéraires. Citons encore Ch. de Mazade, Lamartine, sa vie littéraire et politique, 1872, in-18. PREMIÈRES MÉDITATIONS POÉTIQUES L'ISOLEMENT Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, Ici gronde le fleuve aux ondes écumantes; Où l'étoile du soir se lève dans l'azur. Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Cependant, s'élançant de la flèche gothique, Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente De colline en colline en vain portant ma vue, Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Que le tour du soleil ou commence ou s'achève, |