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Un égout sordide et boueux,

Où mille noirs courants de limon et d'ordure
Viennent traîner leurs flots honteux;

Un taudis regorgeant de faquins sans courage,
D'effrontés coureurs de salons,

Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage,
Gueusant quelque bout de galons;

Une halle cynique aux clameurs insolentes,
Où chacun cherche à déchirer

Un misérable coin des guenilles sanglantes
Du pouvoir qui vient d'expirer.

Ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire
Le sanglier, frappé de mort,

Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,
Et sous le soleil qui le mord;

Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée,
Ne bougeant plus en ses liens,

Il meurt, et que la trompe a sonné la curée
A toute la meute des chiens,

Toute la meute alors comme une vague immense
Bondit; alors chaque mâtin

Hurle en signe de joie, et prépare d'avance
Ses larges crocs pour le festin;

Et puis vient la cohue, et les abois féroces
Roulent de vallons en vallons :

Chiens courants et limiers, et dogues et molosses,
Tout se lance, et tout crie: Allons!
Quand le sanglier tombe et roule sur l'arène,
Allons allons! les chiens sont rois!

Le cadavre est à nous; payons-nous notre peine,
Nos coups de dents et nos abois.

Allons! nous n'avons plus de valet qui nous fouaille
Et qui se pende à notre cou:

Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille, Et gorgeons-nous tout notre soûl!

Et tous, comme ouvriers que l'on met à la tâche, Fouillent ces flancs à plein museau,

Et de l'ongle et des dents travaillent sans relâche,
Car chacun en veut un morceau;

Car il faut au chenil que chacun d'eux revienne
Avec un os demi rongé,

Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,
Jalouse et le poil allongé,

Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne, Son os dans les dents arrêté,

lui crie en jetant son quartier de charogne: « Voici ma part de royauté! »

L'IDOLE

O Corse à cheveux plats! que ta France était belle
Au grand soleil de messidor!

C'était une cavale indomptable et rebelle,
Sans frein d'acier ni rênes d'or;

Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,

Mais fière, et d'un pied fort, heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.

Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager;

Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger :
Tout son poil reluisait, et, belle vagabonde,
L'œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.

Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,

Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.

Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre et les tambours battants,

Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre,
Et des combats pour passe-temps;

Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes, Toujours l'air, toujours le travail;

Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes,
Toujours du sang jusqu'au poitrail.

Quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide
Broya des générations;

Quinze ans, elle passa, fumante, à toute bride
Sur le ventre des nations.

Enfin lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller sans user son chemin,

De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain;

Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Prête à fléchir à chaque pas,

Elle demanda grâce à son cavalier corse;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas!

Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse;
Pour étouffer ses cris ardents,

Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents;

Elle se releva, mais un jour de bataille,

Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.

(Iambes et poèmes, édit. Charpentier.)

LAMARTINE

Alphonse Prat de Lamartine, né le 21 octobre 1790 à Mâcon, mort à Paris le 1er mars 1869, publia en 1820 ses premières Méditations. Ce livre n'était pas un de ces exercices littéraires par lesquels un jeune homme continue, en entrant dans le monde, les travaux et les succès du collège L'auteur avait trente ans ; il connaissait par expérience les orages de l'âme, et c'est avec son cœur qu'il avait composé ses vers. Cela même en constituait l'originalité. Notre langue allait avoir enfin un poète lyrique dont la vie et les œuvres ne fussent pas deux choses distinctes, et chez qui toute création de l'esprit eût été d'abord un sentiment réel. La poésie n'était plus ici un vain jeu d'esprit ; elle semblait revenue à la dignité de ses anciens jours, et se faisait l'organe des plus saintes doctrines, l'apôtre de la religion universelle. Lamartine continuait Jean-Jacques et Bernardin avec quelque chose de plus tendre, de plus féminin, de plus gracieux et en même temps de plus chrétien: il complétait leur poésie par la suave mélodie de ses vers Trois ans après (1823), Lamartine publia ses Nouvelles Médita tions poétiques, et en 1830 les Harmonies poétiques et religieuses. Ce dernier recueil présente un caractère nouveau. L'inspiration y est plus large, plus hardiment religieuse. L'auteur a moins de souci encore des beautés de détail, la poésie est dans l'ensemble: elle coule à pleins bords avec de magnifiques développements. On sent que le poète est sûr de lui-même ; il a conquis son public: il peut s'imposer à lui avec toute sa pensée. Ici plus de passion mondaine : l'élan religieux et philosophique suffit pour nous entraîner. Les Harmonies sont de véritables hymnes, pleins d'enthousiasme et de grandeur. Le monde extérieur y apparaît sans

doute et même avec un admirable éclat, mais il s'y montre tout rempli, tout pénétré de Dieu.

C'est dans les Harmonies que Lamartine semble avoir atteint à l'apogée de son talent, entre les charmes encore timides des Méditations et les rêves nonchalants et souvent monstrueux de la Chute d'un ange (1838). Non que dans ce dernier ouvrage même, et surtout dans Jocelyn (1836), qui l'a précédé, l'auteur n'ait acquis des qualités nouvelles, telles que le pathétique du récit, la richesse de la description, l'expression des sentiments simples et des détails poétiques de la vie vulgaire; mais il semble que ces qualités soient moins originales, moins spontanées, moins puissantes chez Lamartine que les dons qu'il possédait dans ses premiers poèmes, et qu'en voulant enrichir son génie il en ait souvent altéré la candeur.

Dans son ensemble, l'œuvre de Lamartine présente tous les caractères d'une heureuse improvisation, une facilité, une abondance inépuisable, une inspiration lyrique de premier ordre. Avec cela, elle manque de concentration et par conséquent de force. C'est un large fleuve qui se répand à l'aise dans une plaine fleurie, non un torrent impétueux qui bondit et s'élance. Lamartine n'a rien de sobre, rien d'attique il ne possède pas ce goût parfait, qui n'est autre chose qu'une exquise raison transportée dans l'art d'écrire. Son style brille des plus chatoyantes couleurs; il laisse désirer souvent plus de netteté dans le dessin. Il a quelque chose d'indécis et de fuyant dans les contours, je ne sais quoi de féminin dans la pose, une langueur qui est un charme sans doute, mais qui peut facilement devenir une négligence c'est la morbidezza italienne, nuance délicate entre la maladie et la grâce.

On doit encore à Lamartine des Souvenirs et impressions pendant un voyage en Orient (1835); des Confidences, une "Histoire des Girondins (1847), une Histoire de la Révolution (1849); un Cours familier de littérature (1856-1862).

Les œuvres complètes ont été réunies en une belle édition publiée par M. de Lamartine lui-même, Paris, 1860-1869, 40 vol. gr. in-8.

Après la mort de Lamartine, on a publié de lui: le Ma

DEMOGEOT,

II. - 18

nuscrit de ma mère, 1870, in-8; des Souvenirs et Portraits, 1871, 2 vol. in-18; des Poésies inédites, 1873, in-8, efsa correspondance, 1873 et années suivantes.

Les études de Sainte-Beuve sur Lamartine se trouvent aux tomes I et IV des Lundis et au tome I des Portraits littéraires. Citons encore Ch. de Mazade, Lamartine, sa vie littéraire et politique, 1872, in-18.

PREMIÈRES MÉDITATIONS POÉTIQUES

L'ISOLEMENT

Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici gronde le fleuve aux ondes écumantes;
Il serpente, il s'enfonce en un lointain obscur;
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes

Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.

Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts,

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme ni transport;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante:
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis Nulle part le bonheur ne m'attend.

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé!

Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un ceil indifférent je le suis dans son cours;

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