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dont il avait éprouvé la probité. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l'âge de soixante-dix-neuf ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. M. Grandet fut condamné par M. Bergerin.

En pensant qu'elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement le dernier anneau d'affection qui la liait à la société... Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement; aussi la mort de cet homme ne contrastat-elle point avec sa vie.

Dès le matin, il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or; il restait là sans mouvement, mais il regardait; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour. Puis il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l'heure où il fallait recevoir les fermages, faire des comptes avec les cloisiers ou donner des quittances. Alors il agitait son fauteuil à roulettes, jusqu'à ce qu'il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu'elle plaçât en secret elle-même les sacs d'argent les uns sur les autres, à ce qu'elle fermât la porte. Puis il revenait à sa place, silencieusement, aussitôt qu'elle lui avait rendu la précieuse clef toujours placée dans la poche de son gilet, et qu'il tâtait de temps en temps.....

Enfin arrivèrent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à soi et roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait à Manon, sa gouvernante: « Serre ça, serre ça, pour qu'on ne me vole pas. » Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s'était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors, en disant à sa fille : « Y sont-ils? d'un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique. Oui, mon père. Veille à l'or, mets de l'or devant moi. » Alors Eugénie lui étendait des louis sur une petite table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible: Ça me réchauffe, >> disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.

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Lorsque le curé de la paroisse vint l'administrer, les yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent; il les regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Puis, lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie.... Il appela Eugénie qu'il ne voyait pas, quoiqu'elle fût agenouillée devant lui et baignât de ses larmes une main déjà froide :

<< Mon père, bénissez-moi! »

Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu'elle possédait quatre cent mille livres de rente en biens-fonds dans l'arrondissement de Saumur, deux cent cinquante mille francs en trois pour cent, acquis à soixante et un francs, et qui valaient alors soixante-dix-sept francs, plus, trois millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L'estimation totale de ses biens allait à vingt millions.

(Eugénie Grandet, édit. Calmann Lévy.)

GEORGE SAND

Aurore Dupin, dame Dudevant, romancière devenue illustre sous le nom de George Sand, née à Paris le 5 juillet 1804, est morte à Nohant (Indre) le 7 juin 1876. Elevée à la campagne, elle fut pénétrée de bonne heure de ce sentiment de la nature et des choses champêtres qui la rapproche si souvent de J.-J. Rousseau. Après une vie intérieure tristement agitée, elle publia son premier roman, Indiana, qui obtint un succès immense, puis parut Lélia, dont les théories audacieuses soulevèrent un véritable scandale. Elle fut liée avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel.de Bourges, Lamennais, Pierre Leroux et le pianiste Frédéric Chopin En 1848, elle se mêla au mouvement politique qui entraînait alors tous les esprits; elle composa aussi pour le théâtre. François le Champi, 1849, et Claudie, 1851, obtinrent une vogue prolongée.

G. Sand est un admirable écrivain. « Certes, a dit Chateaubriand, l'insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, mais G. Sand restera placée au premier rang des écrivains du XIXe siècle.

« Ses compositions sont en général magnifiquement ordonnées, les personnages vivants et placés en pleine lumière. La fable toujours attachante se développe sans efforts; les passions qui y jouent un grand rôle sont très délicatement et très finement analysées. Mais c'est surtout par le style que G. Sand est souveraine. Sa prose se déploie en périodes superbes, comme un fleuve aux eaux abon

dantes et fécondes, dont rien ne ternit la profondeur, dont nul obstacle ne ride la surface sereine. Chez elle l'exagération des idées n'a pu porter atteinte à la pureté de la forme; la pensée est peut-être parfois déclamatoire, jamais l'expression. Cette supérieure qualité du style est un don du génie; G. Sand l'a possédée dès les premiers jours, et c'est là qu'est son impérissable gloire. »

L'œuvre de G. Sand est considérable, nous ne pouvons indiquer que ses principaux ouvrages: Indiana, 1832; Valentine, 1832; Lélia, 1833; Lettres d'un voyageur, 1836; Mauprat, 1836; Spiridion, 1839; les Sept Cordes de la lyre, 1840; Consuelo, 1844; la Comtesse de Rudolstadt, 1844; la Mare au diable, 1846; François le Champi, la petite Fadette, 1848; le Marquis de Villemer, 1860; Mademoiselle de La Quintinie, 1863.

Une partie de sa correspondance a été publiée par son fils, en 1881, dans la Revue des Deux Mondes.

ANALYSE DE LA MARE AU DIABLE

Je suis allé voir le Champi à l'Odéon comme tout Paris y est allé; cela m'a remis au roman du même titre et à cette veine pastorale que l'auteur a trouvée depuis quelque temps; et, reprenant alors ses trois ou quatre romans les derniers en date, j'ai été frappé d'un dessein suivi, d'une composition toute nouvelle, d'une perfection véritable. J'étais entré à l'improviste dans une oasis de verdure, de pureté et de fraîcheur. Je me suis écrié, et j'ai compris alors seulement cette phrase d'une lettre qu'elle écrivait l'an dernier, du fond de son Berry, à une personne de ses amies qui la poussait sur la politique : « Vous pensiez donc que je buvais du sang dans des crânes d'aristocrates: Eh! non, j'étudie Virgile, et j'apprends le latin. »

Mme Sand faisait mieux l'an dernier, en son Berry, que de lire les Géorgiques de Virgile; elle nous rendait sous sa plume les Géorgiques de cette France du centre dans une série de tableaux d'une richesse et d'une délicatesse incomparables. De tout temps, elle avait aimé à nous peindre sa contrée natale, elle nous l'avait montrée dans Valentine,

dans André, en cent endroits; mais ce n'est plus ici par intervalles et par échappées, comme pour faire décoration à d'autres scènes, qu'elle nous découpe le paysage; c'est la vie rustique en elle-même qu'elle embrasse comme nos bons aïeux, nous dit-elle, elle en a subi l'ivresse, et elle nous la rend avec plénitude.

C'est à la Mare au Diable seulement que commencent nos vraies géorgiques; elles se continuent dans François le Champi, dans la Petite Fadette. Voilà la veine heureuse, voilà le thème où nous nous renfermerons ici.

La Mare au Diable est tout simplement un petit chefd'œuvre.

Il s'agit pour le beau laboureur Germain, veuf à vingthuit ans avec trois enfants, et qui pleure encore sa première femme, de se remarier par nécessité, par raison. Son beau-père lui-même, le père Maurice, l'y engage par toutes sortes de paroles sensées et positives, et Germain s'y rend, bien qu'à regret. Le père Maurice, en entamant ce propos, avait déjà quelqu'un en vue; c'est unė veuve, assez riche, qui demeure à quelques lieues de là, et qu'on dit être un bon parti.

Comme il ne s'agit point ici d'un mariage d'amour, mais d'un arrangement entre personnes mûres et sérieuses, une entrevue, selon le père Maurice, suffira pour tout éclaircir: << C'est demain samedi, dit-il à Germain ; tu feras ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures après dîner; tu seras là-bas à la nuit la lune est grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n'y a pas plus de trois lieues de pays. »

Tout l'intérêt et toute l'action du roman se passent dans ce voyage. Germain d'abord devait faire la route seul, monté sur la bonne jument la Grise. Mais une vieille voisine, la Guillette, à qui le père Maurice a fait part du projet, profite de l'occasion de Germain pour lui confier sa fille, la petite Marie, qui vient de s'engager comme bergère tout près de l'endroit où va Germain. Marie ne paraît qu'une enfant, elle va pourtant sur ses seize ans. Germain, grave et honnête, semblerait comme son père ou son oncle. On la lui confie elle monte en croupe sur la Grise, et tous

deux partent, Germain rêvant à sa défunte plus qu'à sa future, et Marie pleurant de quitter sa mère et le pays.

Les détails du départ, le premier trot de la Grise, la mère de celle-ci, la Vieille Grise, qui, paissant près de là, reconnaît sa fille au passage et qui essaye de galoper sur la marge du pré pour la suivre, tout est peint au naturel, avec une observation parfaite et une expression vivante. On n'a pas affaire ici à un peintre amateur qui a traversé les champs pour y prendre des points de vue; le peintre y a vécu, y a habité des années; il en connaît toutes choses et en sait l'âme ; il sait le vol des grues dans les nuages, le babil de la grive sur le buisson, et l'attitude de la jument au bord de sa haie « pensive, inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d'herbe qu'elle ne songeait plus à manger ».

Germain, après les premiers moments de silence, commence à deviser avec la petite Marie. Elle est au fait du motif de son voyage. Il lui parle de ses enfants, du petit Pierre, son gentil aîné, qu'il n'a pas embrassé au moment de partir, et qui s'est sauvé en boudant parce que son père pas voulu l'emmener.

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Il laisse échapper son inquiétude qu'une épouse nouvelle ne soit pas, pour ces enfants d'un autre lit, telle qu'il faudrait. La petite Marie répond à tout avec modestie et raison, avec ce tact du cœur qui chez les femmes enseigne toutes les délicatesses. « Moi, à votre place, dit-elle, j'aurais emmené l'aîné. Bien sûr, ça vous aurait fait aimer tout de suite, d'avoir un enfant si beau.

Oui, si la femme aime les enfants; mais si elle ne les aime pas ?

Est-ce qu'il y a des femmes qui n'aiment pas les enfants? >>

Mais voilà qu'au tournant d'un buisson, la jument fait un écart. Qu'est-ce donc qu'on aperçoit dans le fossé? Ce n'est autre chose que le petit Pierre, qui, voyant que son père ne voulait pas l'emmener, a pris les devants et qui, en l'attendant au passage, s'est endormi. La gronderie du père, la câlinerie de l'enfant, sa ferme volonté de ne plus lâcher prise et d'être du voyage, tous ces riens sont re

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